B…. comme BINC (Bio-info-nano-cogno)


Ces articles sont issus d’une rencontre avec Alain Damasio organisée par Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui le 29 juin 2012 à l’université de Grenoble. Les organisateurs avaient décidé de nous faire réagir sur un abécédaire maison, adapté à nos questions. La journée s’est révélée passionnante (au moins pour nous) et nous pensions en publier le résultat. Cela n’a pas pu se faire, je livre donc ici le résumé de mes interventions sur des sujets aussi divers que la virtualisation, la surveillance, la neutralisation ou la résistance. Dans les textes qui suivent, j’ai conservé autant que possible l’oralité de ces rencontres.

BINC, donc aussi la « convergence » annoncée des nanotechnologies, des biotechnologies, des technologies de l’Information et des sciences cognitives ? Dit aussi « transhumanisme », amélioration voire dépassement de l’humain grâce à la technologie, thème très à la mode, bien que depuis peu et qu’Alain Damasio a travaillé avec une grande acuité critique dans ses romans.

Je propose de rebondir sur ce qu’a dit Alain Damasio, mais sous un angle nietzschéen – ce type de métarécit de facture religieuse, où il est question de dépasser l’Homme, où il est question d’immortalité, d’une autre manière de viser l’immortalité qu’avec les discours ou les métarécits religieux classiques, et bien c’est une manière de continuer à bloquer la question du surhomme.

L’Homme qui est produit par ce type de technologie, c’est très précisément ce que Nietzsche appelle les Hommes supérieurs dans Zarathoustra. Vous savez, il y a des hommes qui viennent rendre visite à Zarathoustra dans sa caverne et qui lui disent, en gros : « le surhomme que tu cherches, c’est nous. » Ce sont les hommes supérieurs de la société, ceux qui sont arrivé au maximum du développement de l’existant, c’est-à-dire de l’Homme comme type. Ils sont arrivés au maximum, ils sont en haut de l’échelle dans différents domaines, et ils se disent : « Voilà, le surhomme c’est nous. » Zarathoustra leur dit : « non, ce n’est pas du tout ce que je cherche, vous n’êtes que le maximum de l’Homme mais vous n’êtes absolument pas ce que je cherche, c’est-à-dire quelque chose d’autre que l’Homme. » D’où la mauvaise lecture qu’il faut absolument éviter selon laquelle le surhomme est un homme supérieur, Superman pourquoi pas aujourd’hui, d’où ce grand succès des super-héros qui ont souvent, par ailleurs, des soucis très terre-à-terre. Précisément, Nietzsche fait très attention à éviter cette confusion. Le surhomme, ce n’est pas un homme supérieur, c’est un dépassement du type humain.

En particulier un dépassement de ce qui caractérise le type humain, c’est-à-dire le pathos de la survie, la passion de survivre à tout prix qui le rend accroc aux transcendances dont nous aurons l’occasion de reparler et qui sont notre problème. La passion de survivre à tout prix qui implique surtout le rêve d’une fausse éternité comme prolongement abstrait du temps présent. D’où l’insistance chez Nietzsche sur la volonté de conservation comme maladie de l’homme.

On a donc là deux éléments. D’un côté, un fantasme d’augmentation qui n’est qu’une augmentation quantitative, le maximum d’activité et de réceptivité. Les augmenter au maximum, mais sans aucun changement de nature, aucun changement qualitatif. De l’autre côté, ce nouveau métarécit du progrès technique : « On va vous apporter ce que les religions ne peuvent plus vous apporter, c’est-à-dire l’immortalité. » Évidemment, ces deux aspects sont des reproductions du message de la transcendance divine, de la « bonne nouvelle ». Des reproductions, certes faibles, mais qui fonctionnent et qui occupent le terrain que, précisément, il nous faut vider. Et je pense que la solution donnée par Nietzsche, c’est que le dépassement du type humain ne peut avoir lieu qu’à condition de vider radicalement le ciel. Plus rigoureusement encore, de supprimer même l’idée d’un ciel qu’il faudrait peupler et dont on pleure la vacuité, surtout pas en tout cas en le remplissant avec des transcendances molles.

C’est à cette condition que le type humain pourrait évoluer, pas dans une lecture biologique ou écologique ou autre, mais pourrait changer de nature, c’est-à-dire avoir un rapport au monde qui soit fondamentalement différent de celui qu’on connaît. Cette piste, je l’interprète sous l’angle d’un athéisme radical qui permettrait justement, non pas bien sûr de proposer d’autres transcendances, mais pas non plus de constater paresseusement que « Dieu est mort » mais d’en finir avec tout désir de transcendance.

Or, ces nouveaux « grands » récits ont cette faculté de maintenir une occupation du ciel des Idées avec de nouvelles formes de transcendances, entre autres technoscientifiques (mais aussi spectaculaires) qui justement nous divertissent, presque au sens pascalien, de ce à quoi pourtant nous ne pouvons échapper.

(A suivre)

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A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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