C… comme Captcha


Ces articles sont issus d’une rencontre avec Alain Damasio organisée par Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui le 29 juin 2012 à l’université de Grenoble. Les organisateurs avaient décidé de nous faire réagir sur un abécédaire maison, adapté à nos questions. La journée s’est révélée passionnante (au moins pour nous) et nous pensions en publier le résultat. Cela n’a pas pu se faire, je livre donc ici le résumé de mes interventions sur des sujets aussi divers que la virtualisation, la surveillance, la neutralisation ou la résistance. Dans les textes qui suivent, j’ai conservé autant que possible l’oralité de ces rencontres.

Captcha, c’est de l’argot américain qui veut dire capture mais c’est aussi un acronyme, une marque déposée, qui désigne un test de Turing permettant de distinguer un être humain d’un robot. On en rencontre quotidiennement sur Internet, par exemple sous cette forme :

Sur ce sujet, je trouve très intéressante la manière d’aborder les choses dans les romans d’anticipation, en particulier ceux d’Alain Damasio (voir la nouvelle « Captcha » dans Aucun souvenir assez solide, La Volte, 2012). Cela permet déjà de voir un système technique plus abouti que les bribes qu’on pourrait repérer maintenant, et d’en comprendre l’esprit. Et l’idée qui me paraît importante, c’est la notion d’espace et d’environnement. C’est une manière d’aborder la question de la surveillance et de la capture d’information qui me paraît différente de la manière habituelle.

En gros, on continue à avoir un rapport avec ces questions de surveillance, de captation d’informations (dont les caméras qui sont les outils qui nous préoccupent le plus) qui est archaïque et qui n’est pas adapté au problème. C’est-à-dire qu’on continue à penser en termes d’individu, de sujet, de sujet de droit, et de se demander : « Qu’en est-il de la capture de mes informations à moi, en tant que sujet de droit ? » Donc la CNIL va venir protéger, soit-disant, vos informations et vos droits.

Sauf que le problème n’est pas là. C’est un problème d’environnement. Qu’est-ce qui intéresse une caméra, ou un capteur d’information ? C’est tout simplement une conformité extérieure des signaux captés avec des modèles ou des patterns préexistants. Par exemple, une caméra intelligente repère des trajets programmés comme louches et ça déclenche une alarme quand un trajet précis est détecté. Cela signifie que la numérisation du signal, les nouveaux outils qui permettent un traitement informatique de masse et très rapide, ne fait qu’accentuer cette question là, déjà impliquée par la notion de contrôle par la surveillance. Cela implique que le contrôle par la surveillance est fondamentalement non axiologique, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas dans cette surveillance d’effectuer un jugement de valeur à partir d’un comportement visible qui indiquerait une certaine vision du monde, un positionnement politique, un rapport aux valeurs morales ou sociales etc. Ce que détecte, ce que capture un outil de surveillance, ce n’est pas ce type d’éléments, et il n’opère pas dans son traitement un jugement axiologique, un jugement de valeur. Il effectue simplement un contrôle extérieur de conformité à des normes, mais à des normes d’un genre plus industriel que moral.

En fait, c’était déjà impliqué par le modèle Panoptique de Bentham et pas simplement par les nouvelles technologies. L’architecture du Panoptique produit déjà une simplification de la réalité : des corps isolés, situés dans des cases, que vous voyez en contre-jour, parce que la lumière vient du dehors. Vous voyez des ombres, vous voyez des silhouettes en contre-jour dans un espace simplifié. Ce qui permet de détecter tout de suite la non-conformité de ces ombres chinoises à des normes qui sont des schémas de formes de corps ou de comportements. Vous n’êtes pas en train de faire des jugements de valeur, mais vous vérifiez qu’il faut rester assis de telle manière, qu’il faut travailler à tel moment, qu’il faut se taire etc. Et grâce au système de communication déjà pensé par Benthem, vous pouvez dire : « Toi, au boulot ! Tais-toi ! Tiens toi droit ! » Et, c’est possible de le faire sur 50, 500 ou 5000 emplacements, parce que la réalité est simplifiée.

La surveillance recherche, par principe, de permettre un contrôle plus rapide, plus efficace, de la conformité des attitudes par la simplification des signaux. Or, ce qui est intéressant, et on va revenir à l’action sur et de l’environnement, c’est que la plupart du temps, cette surveillance, de plus en plus englobante, ne donne pas ses critères. Elle ne donne pas des critères précis de conformité, elle ne dit pas ce qu’elle attend. Vous voyez bien que les caméras ne disent pas ce qu’elles veulent. Il n’y a pas marqué : « Voilà ce qu’on attend de vous ». Et ce n’est pas fortuit. Parce que si on ne sait pas ce qu’on nous demande, on sait qu’on attend quand même quelque chose de nous, sinon il n’y aurait pas une caméra qui, en l’occurrence, est visible.

Ce n’est pas de l’espionnage, il ne faut pas du tout confondre espionnage et contrôle par la surveillance. Si vous espionnez quelqu’un, le but est quand même de cacher la caméra, sinon ce n’est pas très intelligent. Vous cherchez à voler des informations sans qu’on le sache, de ce fait vous n’exercez aucun contrôle sur le comportement du sujet surveillé, vous ne modifiez pas son milieu. À l’inverse, s’il y a une surveillance visible, mais qui ne donne pas ses critères, ce qui est intéressant, c’est ce que ça va induire : tout simplement le fait de se comporter comme ceux qui ne déclenchent pas l’alarme. Tout simplement. Et ça, vous voyez que ça n’est pas axiologique. On ne juge pas de la situation en fonction de valeurs, sociales ou politiques ou quoi que ce soit, mais simplement d’une conformité formelle. Michalis Lianos dans Le nouveau contrôle social, dit ainsi que dans un monde de surveillance de ce type, « paraître normal » est l’enjeu principal.

Mais à force de paraître normal, ça devient évidemment une seconde nature, ce qui est un vieux problème. Et il faut bien voir que tout le monde fait pareil. Le contrôle qu’implique la surveillance n’est pas une prescription normative qui viendrait indiquer le comportement qu’il faut. Or, comme tout le monde est en attente de savoir ce qui est attendu, et regarde les autres pour savoir ce qui est conforme, on voit bien que la norme est en fait une résultante des regards croisés dans le milieu de la surveillance, elle se produit au milieu des corps surveillés. Dit autrement, l’enjeu de la surveillance généralisée (comme captation automatisée d’informations), c’est justement qu’elle produit un environnement normatif. C’est-à-dire une sorte d’écologie de la surveillance.

C’est pour ça qu’on se trompe toujours, à mon avis, quand on interprète cette manière d’exercer le pouvoir, qui est notre problème, et qui va le devenir de manière croissante, avec les vieilles conceptions du sujet de droit. Parce qu’alors vous savez très bien qu’on nous dit : « Il y a une caméra, mais quel est le problème ? Si tu n’as rien à te reprocher, il n’y a pas de problème ! » Parce que ceux qui sont derrière la caméra ne vont éventuellement te condamner que si tu as quelque chose à te reprocher au regard de la loi. Donc, tu ne peux pas critiquer la surveillance, si tu la critique ça veut dire que tu voudrais faire quelque chose de défendu. Simplement, ce qu’il faut toujours pointer en essayant de trouver des mots qui permettent de tordre cette manière de voir aussi inadéquate que récurrente, c’est que le problème, précisément, est celui du milieu que ça crée. Du milieu de vie que ça produit. Dans lequel, coupable ou non, en termes de sujet de droit, et bien vous êtes toujours suspect. Le milieu de surveillance produit la suspicion généralisée, mais il la produit techniquement, dans une atmosphère alourdie et empoisonnée par la défiance. Quand on voit une caméra, le problème ça n’est pas : « Qu’est-ce que j’ai à me reprocher ». Le problème c’est que l’atmosphère même dans lequel je vis est d’un seul coup empoisonné par la suspicion.

Et donc, finalement, nous acceptons que notre milieu nous construise et nous produise comme suspects permanents, les uns pour les autres et pour nous mêmes. Or, je voudrais vous rappeler que dans Le procès de Kafka, la situation particulière du suspect le place dans une condition politique en suspens. C’est ce qui est intéressant avec la notion de suspect. Ça met notre condition politique en suspens, puisque nous ne sommes ni coupables, ni innocents. Ce qui veut dire que dans cette situation là, vous ne pouvez pas être du côté de la loi ou contre la loi, du côté du pouvoir ou contre le pouvoir. Vous attendez qu’on statue sur votre sort, exactement comme dans Le procès de Kafka, dans une agitation pathétique et fébrile. Et c’est exactement ça, le monde, au sens de l’écosystème politique, que produit la surveillance généralisée.

Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et dépolitiser (ou « démoraliser) le type de contrôle qu’impliquent les technologies actuelles. J’ai eu ce problème avec ce que dit Lianos sur la dimension « non axiologique » qu’implique le fonctionnement technique de la surveillance. Il indique, par exemple, que quand vous mettez un ticket de métro qui n’est pas bon dans une borne, la machine ne s’intéresse pas à votre statut social. Si le ticket n’est pas bon, elle sonne et se bloque. À l’inverse, un jugement basé sur des valeurs prend en considération la personne qui est jugée. Si cette personne a un capital social, symbolique, économique, et qu’elle arrive à le rendre visible, c’est mieux. Si vous avez l’air d’être quelqu’un de bien, en fonction d’un jeu de valeurs morales et sociales, vous entrez, si vous n’avez pas l’air d’être quelqu’un de bien, vous n’entrez pas. Ça serait ça, un jugement ancré sur l’axiologique. La machine ne fait pas ce type de jugement.

Mais l’on peut rétorquer que, même si cet enjeu technique est important, il n’empêche que la programmation de la machine, les critères qu’on lui donne et, surtout, sa place dans un système plus global de sélection, de tri etc., tout cela repose bien sur un fond axiologique. C’est-à-dire qu’on retrouve un système de valeurs dans le fait que, quand même, ce sont ceux qui possèdent un certain statut social qui sont capables de se payer les droits d’entrée (matériels et symboliques).

C’est vrai que tout enjeu de différences sociales est bien loin de disparaître dans cet environnement mais sa spécificité, liée au pur fonctionnement automatisé technique, réside dans le fait que la conformité en question n’est pas juridique, elle est infra-légale. C’est bien ça qui est important. Elle produit des normes de comportement qui n’ont rien à voir avec la loi, ou avec quoi que ce soit qui puisse être codifié par la loi. Cette conformité se crée dans l’espace de suspicion et dans les regards croisés. Et ça, ça contrôle des comportements que la loi n’atteint pas et qu’elle n’a pas à atteindre. Par exemple, le fait que vous n’allez pas élever la voix, ou faire des gestes bizarres ou que vous interprétez vous-mêmes comme pouvant être interprétés comme louches, dans tel ou tel lieu. Ce n’est pas seulement dans un rapport classique aux autres personnes que vous décidez de vous comporter de telle ou telle manière, le plus souvent vous ne vous décidez même pas, vous réagissez inconsciemment à un climat de surveillance qui induit une conformité.

Je vais vous donner un exemple extrême et assez différent : le bracelet électronique GPS utilisé dans le cadre de mesures pénales et qui détecte si quelqu’un est dans un lieu où il n’a pas le droit d’être, ou s’il n’est pas dans le lieu où il devrait être et qui détecte aussi ses déplacements. Je rencontre quelqu’un qui porte ce bracelet et qui fantasmait beaucoup sur l’outil. Et il me dit : « Bon, de toute façon, moi, il faut que je fasse gaffe. Comme j’ai été condamné pour des trucs avec des enfants, je ne dois pas entrer dans un square parce que sinon l’alarme se déclenche. » Sachant comment ça fonctionne, je suis un peu étonné, je ne lui dis rien parce que je ne suis pas sûr, et je demande au service de probation qui le suit. Ils me répondent qu’évidemment c’est techniquement impossible de détecter sa présence dans chaque square. Lui, il le croit, et c’est pas plus mal me disent-ils. Puisqu’on ne lui donne pas les critères de la surveillance et de la conformité qu’on attend de lui, il imagine et il actualise lui-même un pouvoir de contrôle bien plus étendu qu’il n’est en réalité. On est bien clairement dans l’infra-légal, ce n’est pas une contrainte de sa peine.

Il est vrai que la normalisation par les regards croisés correspondait aussi à une normalisation sociale classique. On se regardait et dans le regard de l’autre je voyais quelqu’un qui peut me juger, m’accuser au sens de la loi ou des valeurs communes.

Mais dans le bain technique de la surveillance, on n’est pas du tout là dedans. Les regards se croisent avec le le tir croisé de la caméra. Le regard de l’autre qui me surveille, je peux induire de manière plus ou moins juste les valeurs sur lesquelles il se base pour me juger, même si je me trompe à chaque fois en fait, mais s’il est habillé de telle ou telle façon, je vais induire de signes extérieurs une vision du monde, une échelle de valeurs, une position sociale, tout ce que vous voulez, et donc je vais induire ce qu’il attend de moi, ou ce qui va le choquer lui. Alors que la caméra, et là il faut prendre au sérieux l’anticipation, crée justement un environnement diffus, automatisé, permanent de suspicion. La caméra est un œil vide devant lequel chacun inspecte l’autre pour savoir ce qu’il faut faire et devient ainsi le relais de cet œil vide.

(A suivre)

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A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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