F… comme Facebook


Ces articles sont issus d’une rencontre avec Alain Damasio organisée par Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui le 29 juin 2012 à l’université de Grenoble. Les organisateurs avaient décidé de nous faire réagir sur un abécédaire maison, adapté à nos questions. La journée s’est révélée passionnante (au moins pour nous) et nous pensions en publier le résultat. Cela n’a pas pu se faire, je livre donc ici le résumé de mes interventions sur des sujets aussi divers que la virtualisation, la surveillance, la neutralisation ou la résistance. Dans les textes qui suivent, j’ai conservé autant que possible l’oralité de ces rencontres.

Facebook, ce serait le système mondial automatisé d’une forme renouvelée de confession, telle que Foucault l’a pensée. C’est l’autoproduction de son individualité normalisée dans la relation avec un autre, ou des autres. Cet autre vis-à-vis duquel je me définis, ce n’est pas le prêtre, le médecin, le flic, le psychanalyste, c’est le réseau de visibilité produit par les datas et les algorithmes du système. Ce n’est pas simplement moi qui me raconte (dans mon journal intime, sans public), je me raconte dans un système différentiel, c’est-à-dire en produisant des tactiques de distinction et de conformité avec d’autres qui se (la) racontent aussi. C’est une définition de soi différentielle générée par un système automatisé de gestion massive de données.

Toujours en suivant Foucault, c’est la caractéristique même des contraintes sociales modernes, elles ne sont ni individualistes, ni massifiantes, ou plutôt elles sont les deux à la fois et l’un parce qu’aussi l’autre. Le contrôle social cybernétique passe de l’individu à la masse et de la masse aux individus. Il ne peut pas gouverner une multitude d’individus singuliers, ils sont trop nombreux. Il ne peut pas non plus gouverner une masse, elle est trop grosse. Mais il peut gouverner des individus comme parties, bouts, de masse et la masse comme organisation des individualités regroupées en catégories. Bref, en utilisant librement des concepts hégéliens, on ne peut pas gouverner la singularité (sous le radar), pas plus que l’universalité (trop haut dans le ciel) mais on peut gouverner des particularités (catégories sociales construites) qui médiatisent le rapport entre point de vue d’un seul et point de vue de tous. Le particulier tient à la masse comme système de catégories générales et à l’individu comme éthique, ou plutôt « style » personnel.

Un tel système doit donc produire des masses d’informations tirées de la multitude des individus à partir desquelles il opère des rapprochements, produit des profils moyens et ciblés selon différents critères (apparence, activités, consommation, goûts, désirs, pensées et idées etc.). Mais, ces profils qui n’existent que virtuellement, il faut les faire retomber dans la réalité, les faire exister ; incarnés par les individus. Passer d’une singularité à la masse, et de la masse à la singularité. Facebook est une machine qui fait ça.

Là aussi, ce n’est pas un problème juridique, de droit. Il ne s’agit pas essentiellement de se demander : « Qu’est-ce qu’ils font de mes informations personnelles ? Que vont-ils divulguer de mes petits secrets cachés, de ma singularité intime ? Comment limiter, réglementer les risques d’abus ?» etc. D’une manière générale, un système de ce type n’a rien à faire d’une singularité, il ne peut pas l’utiliser. Ce qui l’intéresse, ce sont ces informations en tant qu’elles peuvent être formatées en catégories partageables par une partie de population. Le problème, c’est par exemple l’utilisation anonyme de ces informations pour produire des statistiques commerciales. Rien à voir avec le respect de ma vie privée donc.

Le problème, c’est que la société tend très concrètement à s’organiser en fonction de ces datas, de ces calculs et de ces profils. Ils déterminent la forme des marchandises consommables, l’organisation des infrastructures (transport, énergie etc.), la politique de sécurité (profils de risques), l’éducation, les productions culturelles, les relations amoureuses ou sociales etc. Le problème est que je participe à une coproduction de profils moyens qui vont ensuite façonner mes conditions de vie socio-techniques.

De ce point de vue, on pourrait fortement nuancer le propos en considérant que tout cela est très bien et permet un fonctionnement social harmonieux. On pourrait aussi rétorquer que l’influence de ces systèmes est à la mesure de la conviction qu’on y met. À quel point croit-on à ses profils ? Certes, on peut être cynique, on peut avoir du second degré, on peut se montrer tel qu’on n’est pas, évidemment, mais il ne s’agit pas d’un rôle sur une scène de théâtre, il s’agit du quotidien, et la pratique fait l’habitude et l’habitude fait la « seconde nature ». L’outil technique, la télévision, l’ordinateur, le téléphone, ont une place existentielle, corporelle, dans le quotidien, qu’on le veuille ou non cela produit à force une forme d’identification, même aux « mensonges » qu’on produit sur soi-même. Les facettes de soi que l’on présente ne sont pas des œuvres d’art mais une manière standardisée de se définir dans un réseau d’identités standardisées. Il ne s’agit pas de vérité ou de mensonge ici. On coproduit des formes d’assignations subjectives et, qu’elles soient vraies ou pas, elle vont tendre à devenir une « seconde nature ». Même pas, en fait, la notion de seconde nature est attachée aux assignations de la « comédie sociale », depuis les stoïciens en passant par Rousseau. Mais dans cette perspective classique, il s’agissait des rôles (souvent traditionnels) joués dans la vie pour atteindre ou asseoir un statut social. Avec la nouvelle comédie sociale cybernétique, on pourrait être d’accord sur le fait que les multiples jeux d’identification largement virtualisés ne possèdent pas la même pesanteur et fixité. Nos identités standardisées sont bien plutôt des patchs, des costumes, que l’on peut retirer ou mélanger d’une manière relativement fluide. Mais ces costumes sont des marchandises et ne peuvent être rien d’autre. Plus encore, dans la mesure où cette activité nous prend tout notre temps et notre énergie, sur quoi se collent ces patchs, qui endosse ces costumes ? Nous ne sommes pas dans la position de l’acteur maîtrisant son jeu, nous n’écrivons pas plus nos scénarios que nous n’avons accès aux datas ou programmons nos algorithmes. Sous les costumes des styles de vie, peut-être qu’il n’y a rien d’autre que l’injonction à en porter (et donc à les acheter).

Et c’est cela le résultat de la médiation « hégélienne » par les profils particuliers. L’universel, c’est-à-dire le point de vue partageable, et partagé, par tous, c’est que tout le monde doit jouer le jeu de la définition de soi-même en fonction des catégories standardisées socialement lisibles. Mais, dès lors, cet universel se replie sur ma singularité, mon point de vue en tant qu’il n’est pas partageable, unique. Cette singularité a perdue toute substantialité, entièrement affairée à s’inclure dans le particulier, elle n’est que la vacuité d’un devoir indéterminé de se définir mais que je vis comme ma volonté la plus pure. Be yourself ! Il faut entendre l’impératif. Peu importe à quelle catégorie particulière tu appartiens, ce qui compte, c’est que chacun se définisse comme tous et tous comme chacun en puisant dans le marché inépuisable des personnalités standardisées.

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A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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