La transcendance qui ne dit rien


Pourquoi nous ne sommes pas chrétiens ? Comme vous y allez. Cette question me semble difficile à poser telle quelle. Soit elle implique une réponse tout à fait banale. Je ne suis pas chrétien parce que ma religion, mes rituels ou mes dogmes sont différents. Je ne suis pas chrétien parce que je ne suis pas baptisé. Soit elle implique une appartenance trouble à ce qui est rejeté. Pourquoi je ne suis pas chrétien ? C’est-à-dire pourquoi je me distingue de cette autre manière d’être que j’appelle chrétienne et vis-à-vis de laquelle je me pose et me définit ? Dans ce cas, il ne faut pas croire qu’il est possible de s’en sortir si facilement. Se définir comme non-chrétien étant entièrement pris dans une vision chrétienne du monde (et plus largement monothéiste), il y a fort à parier qu’il reste encore un peu de travail. « Dieu est mort : mais telle est la nature des hommes que des millénaires durant peut-être, il y aura des cavernes où l’on montrera encore son ombre1. » La question devrait alors prendre une forme plus modeste. Dans quelle mesure pouvons-nous désirer notre propre déchristianisation ? D’ailleurs, on ne se demandera pas tant si cela est possible mais plutôt ce que cela pourrait bien nous apporter.

Nietzsche, Artaud, Deleuze répondent très clairement : en finir avec le jugement. Le jugement n’est pas ici un acte cognitif ou langagier, c’est un type d’existence. Une sale manie qui peut suffire à définir l’homme comme l’être vivant dont la vie est caractérisée par la série de ses propres mises en accusation, enquêtes et sanctions. L’homme est celui qui ne peut pas se contenter de vivre mais redouble ce qui se passe par sa mise en suspens dans une éternité fictive. Paradoxalement, l’intensité de son instinct de survie le pousse à préférer l’arrêt du temps de la vie à son écoulement. L’inévitable passage de l’instant, source de souffrance pour celui qui veut durer, est mis en accusation face à son immobilisation rassurante. Cette « éternisation » implique de mettre l’effet à la place de la cause. Comme « l’infinitisation » dans l’ordre du temps entraîne nécessairement une infinitisation selon toutes les autres dimensions pensables, l’éternité imaginaire bricolée à partir des expériences quotidiennes est érigée comme principe dont ces dernières deviennent tributaires. Il ne faut plus justifier l’infini face au fini dont il est extrapolé mais le fini face à l’infini dont il serait l’émanation. L’éternisation des choses vécues créé une idée transcendante dont cette vie procède et vouloir survivre à tout prix, c’est contracter une dette infinie envers l’absolu qui est la source de toute vie. Dès lors, la vie devient un « atermoiement illimité » dans l’attente du paiement d’une dette impayable, le sens de cette vie n’est plus que d’attendre le jugement de l’Eternel.

Du fait de cette sale manie, l’homme vit donc toujours comme en défaut face à l’Eternel. On ne peut certes pas être à la hauteur. Une opinion, même juste dans les conditions qui sont les siennes, n’est jamais la Vérité parce qu’elle est susceptible de changement. L’ordre du savoir repose sur l’éternisation substantielle ou formelle de la connaissance à laquelle les évaluations qui découlent des configurations stratégiques du moment sont ontologiquement subordonnées et face à laquelle elles sont finalement invalidées. D’où, personne ne peut jamais rien dire de vrai.

D’un autre côté, toute action est soupesée à l’aune de l’Eternel. La valeur d’une action dépend de sa capacité à résister au test de son passage à l’infini. Moralement, elle doit pouvoir être universalisée – ne pas entrer en contradiction avec elle-même en tout temps, partout et pour tout le monde, c’est-à-dire quelle que soit la situation. Politiquement, la légitimité d’une action dépend de sa capacité à tracer un chemin, même tortueux, qui la relie à la source absolue de toute légitimité, c’est-à-dire à la Souveraineté qui est toujours au ciel en dernier lieu. La valeur de l’expression singulière d’une puissance dépend donc de sa conformité ou de sa proximité avec les idoles morales ou politiques. D’où, personne ne peut jamais agir innocemment.

Enfin, toute vie est plus courte que l’éternité. Elle est toujours trop courte vis-à-vis de ce à quoi elle croit avoir droit du fait de sa capacité à penser une éternité abstraite. Cette finitude, c’est bien la preuve d’une défectuosité originelle et, cette éternité, il faudra donc la mériter. Le pastorat des âmes promet l’immortalité mais dans un autre monde et après un jugement de cette vie. Le pastorat biopolitique promet d’assurer le salut du troupeau humain ici-bas, mais sous la forme d’une survie biologique la plus longue possible. Là aussi il y a un « atermoiement illimité » parce que toute la vie est orientée vers sa prolongation maximum et pourtant bornée. Toute vie est toujours déjà perdante dans son combat pour la survie, en ce sens elle est toujours déjà « jugée ». D’où, on ne vit jamais assez longtemps.

Au final, l’éternisation produit une mise en accusation dramatisée des choses vécues. Nécessairement inadéquates à la Vérité, la Souveraineté absolue les sanctionne pour toujours. Pour la moindre peccadille, l’erreur devient une faute, la conséquence néfaste de cette erreur devient un châtiment dont le tribunal est l’éternité. Là vraiment, on ne rigole plus.

Cette présence accusatrice de l’Eternel dans l’existence se manifeste surtout d’une manière tout à fait triviale et quotidienne. Il peut s’agir d’un sentiment plus ou moins diffus d’insensibilité, d’absurdité ou d’impuissance. Ce qui est vécu est vidé de sa substance et privé de son sens face à une représentation éternelle de lui-même. La plénitude des formes surréelles affadit la pauvre expérience quotidienne. L’éternité déboussole en privant d’orientation et donc de sens l’écoulement du temps. « Vivre de telle sorte que vivre n’a plus aucun sens, cela va devenir le « sens » de la vie…2 » Les tentatives pathétiques et répétées pour combler le manque infini du vécu quotidien sont nécessairement déçues et l’on en sort épuisé. L’infection de la vie par l’éternel est aussi une angoisse permanente à tout propos : angoisse de se tromper, angoisse d’être puni, angoisse de mourir.

Et les trois angoisses se mélangent et se relancent. Se tromper, c’est être pris en faute d’un exercice illégitime de sa pensée toujours accompagné d’un sentiment de honte morbide. La moindre sanction exprime le châtiment absolu, toute punition rappelle la dette impayable, aucune faute ne peut être rachetée ici-bas. Les morts sont à la fois coupables et injustes. Cela ne devrait jamais arriver mais c’est quand même un peu la faute de ceux qui meurent. Ils ont nécessairement fait des erreurs pour mourir si tôt. Au final, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue parce qu’elle est imparfaite et parce qu’elle est coupable. Le sentiment que la vie n’en vaut pas la peine est la conséquence inévitable du fait de vouloir survivre à tout prix, et c’est assez amusant.

Le problème, c’est la transcendance en tant qu’elle est absolue ? Il faut en rester au relatif dans l’immanence ? Mais, le jugement, c’est le relatif. C’est la mise en relativité hiérarchique des choses vécues. Tout est jugé en fonction de sa distance avec le principe unique dont il est censé découler. L’existence se place dans un univers en escalier où la montée de chaque marche mène vers la perfection de l’être et chaque descente vers sa dégradation. Et chaque grade est le juge du grade inférieur, délégué du grand principe en vertu de sa plus grande proximité. « Le jugement de dieu est précisément le pouvoir d’organiser à l’infini3. » Mais il faut pourtant s’étonner ici : Comment l’absolu peut-il servir à ranger hiérarchiquement le moindre petit détail de la moindre petite existence ? Comment l’absolu peut-il établir une différence de valeur entre deux choses ? Comment l’absolu peut-il déterminer la configuration du relatif ? Précisément en tant qu’il n’est qu’un faux absolu, qu’une transcendance relative qui n’est que l’immobilisation formelle des choses vécues.

L’Eternel est une construction psychologique du type humain. Une simple universalisation de l’empirique dans une idée générale abstraite. La puissance tout à fait finie d’imaginer l’arrêt du temps produit une idée impure de la transcendance qui reste fortement liée au relatif dont elle n’est qu’une sublimation. Elle reste remplie du relatif dont elle n’est qu’une représentation imaginaire ou conceptuelle. Elle ne le transcende pas plus que le supérieur ne transcende l’inférieur, transcendance de petit chef. Et, en effet, cette transcendance est étrangement remplie par des images et des messages pour quelque chose d’absolu. L’absolu qui commande de laisser tranquille la femme de son voisin, on n’a jamais rien entendu de plus drôle. Car, être capable de former une idée abstraite de l’infini, ce n’est pas du tout la même chose que l’expérimenter. Et plutôt que de dire qu’il faut se passer de l’absolu, il faudrait plutôt dire qu’on ne cesse de l’esquiver en se réfugiant dans une pensée de l’éternité qui relativise la vie alors que son expérimentation peut nous débarrasser du jugement de l’Eternel.

Et si donc la « déchristianisation » passait plutôt par une autre pensée de l’absolu, de la transcendance et de la mort ? Cette pensée n’est pas nouvelle et s’appelle néant. Ici, la pensée du néant n’est pas simplement logique : non-être. Elle est encore moins ontologique mais plus simplement éthique. Il s’agit de la puissance qu’a une pensée d’expérimenter sa propre limite. En termes plus existentiels, l’expérimentation du néant peut être obtenue par une intensification extrême de la pensée de la mort. Communément, la pensée empirique de la mort est ce qu’il y a de plus stérile. On pense à l’accident, la maladie, la vieillesse, ça nous angoisse ou, au mieux, ça nous permet de « relativiser », comme on dit.

Si on se propose d’en faire une véritable expérience, il faut purifier cette pensée inévitable de telle manière qu’on la débarrasse de toutes ses scories relatives afin de n’en garder que le sens absolu. La pensée de la mort portée à un certain degré d’incandescence peut devenir la pensée de l’absence de pensée. En termes temporels, il ne s’agit pas du tout de penser l’arrêt du temps mais sa disparition. Dans un film américain, dont le nom m’échappe, encore une histoire de gangsters, un des personnages criblé de balles agonise sur la banquette arrière d’une voiture traversant un tunnel. Couché sur le dos, il ne voit que les plafonniers défilant régulièrement. En vue subjective, l’écran se résume à des ronds lumineux sur fond noir formant une ligne d’instants successifs. En haut les instants nouveaux apparaissent, en bas ceux qui sortent de la conscience disparaissent. A force, nous nous mettons à la place du mourant dont la pensée n’est plus que le pur passage du temps. D’un coup l’écran devient noir. Est-ce la fin ? Non, il a juste fermé les yeux et le défilement régulier réapparaît, mais nous sommes désormais en suspens. Puis, le défilement disparaît à nouveau pour ne plus réapparaître. Il n’y a rien de plus à montrer, ni les lamentations des témoins, ni les yeux ouverts du cadavre. Et quelle horreur si cette mort avait été figurée par l’image figée des points lumineux. « Ne vous inquiétez pas, il reste encore quelque chose et ce quelque chose restera identique à lui-même pour toujours ! » Non merci.

La pensée du néant n’est pas abstraite dans ce cas et cette scène fait plus que représenter le moment de la mort, elle cherche à nous le faire ressentir. La pensée éthique du néant est une expérimentation de l’absolu. Elle est un paradoxe vécu par lequel coexiste dans l’éclair d’un instant ce qui ne peut pas coexister, quelque chose et rien. On dit souvent que la sagesse antique nous débarrasse de la peur de la mort en disant qu’elle n’est rien pour nous. Nous ne sommes plus là quand elle est et quand nous sommes elle n’est pas encore ? Argument abstrait détestable qui nous prive de notre plus haute puissance (dont la beauté est d’être aussi la plus banale) sous prétexte de nous rendre la vie plus facile.

Heureusement que ça ne marche pas. Sénèque le sait bien, lui, que c’est peine perdue parce nous savons et nous expérimentons ce qu’est la mort, c’est-à-dire le néant. « La mort me met tant de fois à l’épreuve ? Libre à elle. J’ai fait, moi, pendant longtemps l’épreuve de la mort. » « Quand cela ? » dis-tu. Avant ma naissance même. La mort, c’est le non-être ; ce qu’est le non-être, je le sais déjà. Il en sera après moi ce qu’il en était avant moi4. » Le « Je le sais déjà » ne signifie pas seulement la simple capacité d’avoir une idée abstraite de la finitude : « Je n’ai pas toujours existé et donc je n’existerai pas toujours ». Il peut aussi signifier une appréhension affective du néant. C’est en ce sens qu’il est une « épreuve ». En remontant le fil de ma mémoire, il y a un moment où je me perds dans la brume et, si je pousse l’exercice au plus loin, je peux forcer ma conscience à expérimenter sa propre absence, dans la disparition totale de tout souvenir vécu. Ce gouffre là n’est pas relatif.

Plus encore, l’expérimentation du néant est de chaque instant à travers la disparition du temps vécue dans la perpétuelle mort des affects. Il s’agit là aussi de ne pas en rester à une idée abstraite : « L’instant qui vient de passer ne reviendra pas. J’isole et je fige un vécu passé pour me rendre compte qu’il n’existera plus pour moi que sous la forme d’un souvenir. » Mais il faut au contraire se concentrer sur le passage du temps, sur le point infiniment petit qui divise le pas encore là et le déjà parti afin de vivre dans la chair l’infinité de ce qui ne dure pas. Il faut pousser l’expérimentation jusqu’à ressentir un vertige et une suffocation spirituels auxquels rien d’autre ne peut se comparer dans l’existence.

Cette expérimentation de l’absolu a pour conséquence de saper l’organisation du relatif par l’Eternel, d’aplatir l’échelle hiérarchique des choses et de paralyser le système du jugement. Le néant comme transcendance absolue permet paradoxalement de tracer, ou plutôt de rester sur, un plan d’immanence. « Là l’Etre est univoque, égal : c’est-à-dire que les êtres sont également être, au sens où chacun effectue sa propre puissance dans un voisinage immédiat avec la cause première. Il n’y a plus de cause éloignée : le rocher, le lys, la bête et l’homme chantent également la gloire de Dieu dans une sorte d’an-archie couronnée5. » Il ne s’agit pourtant pas du tout ici de théologie négative, l’absolu expérimenté dans la pensée du néant n’exprime rien et n’est exprimé par rien, rien n’en émane et rien ne le reflète. Il s’agit d’une transcendance muette qui nous empêche de décoller du plan d’immanence puisqu’en l’expérimentant nous savons, et surtout nous sentons, qu’il n’y a rien au dessus de lui.

Cela dit, la question de départ revient : Pourquoi désirer notre déchristianisation si c’est pour penser une mort qui reste inacceptable ? En fait, on ne peut pas dire que nous ayons vraiment le choix. A moins de croire sans réserve dans l’Eternel au point d’en oublier l’aiguillon permanent du néant, on voit que le système du jugement ne cesse de tomber en morceau. Nous sentons bien que, non seulement il ne peut plus nous apporter ni salut, ni béatitude mais qu’il est la cause de notre névrose de demi-croyants. En même temps, cette décrépitude lente et inévitable du système du jugement, qui est aussi une agonie du type humain, peut durer encore longtemps puisque l’homme est celui qui ne cesse pas d’agoniser. Le « dernier homme » n’est-il pas précisément celui qui a rendu cette agonie tellement confortable qu’il ne peut plus désirer rien d’autre ?

Le danger est alors de s’abandonner, ou plutôt de s’adonner, à la complainte misérable du manque : « Ahlala ! La vérité nous manque, la légitimité nous manque, le temps nous manque. » Et en même temps : « Que c’est bien le manque, c’est ce qui nous fait exister. » On désire la Vérité inaccessible, on obéit à la Loi intouchable, on vit en vue de l’autre Vie ou le plus longtemps possible. Plus on manque et plus on désire et plus on désire plus on manque de ce qu’on désire.

L’expérimentation de l’absolu du néant a pour vertu de nous faire sortir de ce cercle infernal. Cette vie ne manque de rien parce qu’il n’y a rien d’autre qu’elle. Nous percevons l’Autre de cette vie comme ce qui manque parce que nous refusons de l’expérimenter comme néant. Nous remplissons ce néant par des abstractions de l’empirique, dont la plus maigre est une représentation imaginaire du vide, qui nous permettent d’échapper au foudroiement du paradoxe vécu dans la chair. Cette vie ne peut pas être jugée parce qu’il n’y a rien d’autre pour la juger. La seule véritable transcendance que l’on puisse expérimenter ne juge rien, elle ne dit rien et nous ramène à cette vie là comme totalement innocente.

A la pointe de cette expérimentation nous trouvons une pensée tout à fait différente de la vie éternelle. Cette vie est l’éternité du temps parce qu’il n’y a pas de temps en dehors d’elle. Penser la transcendance du néant produit une transformation de l’appréhension géométrique du temps de la vie. Elle ne peut plus être ni un segment (ni une demi-droite) parce que cette figure suppose la possibilité de son allongement dans un milieu homogène. Ses extrémités impliquent l’arrêt de ce qui aurait pu et même dû se prolonger. Bref, on suppose toujours dans cette représentation que le temps de la vie possède un début et une fin bordés par un autre temps. On remplit ce qui n’est pas le temps de cette vie par une forme vide du temps. C’est de cet autre temps abstrait que découle le sentiment de notre finitude. Si l’on arrive à sentir qu’il n’y a pas d’autre temps que celui de la vie, il n’y a plus rien pour le borner. Mais il ne peut pas non plus être représenté comme une droite parce que l’expérimentation du néant nous place au cœur du temps comme devenir entre le pas encore et le déjà plus. Il ne peut pas non plus être un cercle parce que la pensée du néant implique l’appréhension de la disparition du temps passé qui ne reviendra jamais. L’expérimentation du néant dans le pur passage du temps dit : « Rien ne se répète. » alors que tout se répète sur le cercle. (N’était-ce pas d’ailleurs le secret de l’éternel retour ? Penser que cet instant se répétera une infinité de fois, c’est dire aussi qu’il est éternel et absolu, qu’il n’a besoin de rien d’autre que lui-même et, certainement pas, d’une répétition pensée sur le modèle du relatif : « encore une fois cet instant là ») Le point mathématique ne convient pas non plus parce la vie dure. Le temps de la vie perd alors toute figure, il n’est plus qu’un plan plein sans dimensions et sans dehors parce que ce dehors n’est rien. Ce plan est l’éternité, mais c’est l’éternité du temps qui passe et non plus celle du temps arrêté.

Qu’on se rassure une existence s’efforçant de sentir l’absolu du néant reste pitoyable. Si l’on retrouve un peu d’humilité, on sait bien que cette expérimentation ne peut être qu’intermittente. De toute façon, c’est très difficile et si ça dure trop longtemps, ce n’est pas tenable. Restant des hommes qui veulent durer, le désir de vivre la disparition du temps ne peut qu’être parfaitement paradoxal et même assez mystérieux. C’est certainement que, même rares, même douloureux, la joie et l’innocence que ces instants nous procurent valent plus que tout le reste, du moins sur le moment. Après, loin de nous débarrasser de notre terrible peur de disparaître, ils ne font finalement que l’accentuer. C’est un peu comme une drogue, les moments de libération sont suivis d’effondrements redoutables. Mais pourtant, on ne peut plus s’en passer. Une fois que l’on a sérieusement goûté à cette expérimentation, on ne peut plus supporter ce qui pourrait nous en détourner. Tout ce qui nous dit : « Pourquoi se faire tant de mal ? » « Regarde, j’ai trouvé un absolu beaucoup plus clément, qui t’aime et te sourit et qui pourra te guérir de ta peur. » Ou encore : « Le spectacle de la réalité ou la réalité spectaculaire te feront oublier jusqu’à l’idée d’absolu » Ou plus simplement : « Prend ce cachet, ça ira mieux » Tant qu’à avoir mal au bide, autant que ce soit à cause d’une écrasante peur de la mort que parce qu’un quelconque chef de service était de mauvaise humeur aujourd’hui.

1 Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Editions 10/18, 1993, p. 191

2 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, Editions 10/18, 1997, p. 67

3 Gilles Deleuze, « Pour en finir avec le jugement », dans Critique et clinique, Paradoxe, Les éditions de minuit, 1999, p. 163

4 Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre 54, Collection Bouquins, Robert Laffont, 1993, p. 725

5 Gilles Deleuze, « Les plages d’immanence », dans Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Les éditions de minuit, 2003, p. 244