Gestes sauvages


La morsure

« Conseil en forme d’énigme. – Si tu veux être sûr que la chaîne tienne, mords-la ! »

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

La morsure est d’attaque ou de défense. L’animal mord la proie dont il veut se nourrir. Il déchire ensuite sa chair pour l’avaler. Il mord aussi celui qui essaie de le dévorer. Le coup de gueule sert à absorber ou à ne pas être absorbé. Mordre pour se défendre, c’est faire mal, faire reculer pour gagner le temps de fuir la menace.

L’animal domestiqué risque de mordre quand on le maltraite, mais il se laisse flatter la croupe ou gratter le menton avec plaisir. A force de brutalités, on peut arriver à ce qu’il courbe l’échine sous les coups, à ce qu’il oublie ses crocs. L’animal sauvage mord aussi bien quand on veut le battre que lorsqu’on essaie de le caresser. Il ne se défend pas contre la douleur ou la méchanceté mais contre toute tentative de contrôle extérieur de ses possibilités. L’animal domestique est dépendant. Son maître lui donne à manger et à boire. Il le soigne. Il lui a appris des tours utiles qui le distraient. L’animal s’est habitué à son odeur, à sa voix. Pour lui, la main de son maître est synonyme de caresse ou de nourriture. L’animal sauvage n’a besoin de personne. La main qui s’approche ne peut être qu’une menace. La bienveillance n’a pas de valeur pour la vigilance farouche. Mais quand l’animal domestique se prend à mordre son maître, par réflexe ou par atavisme, il révèle que l’apprivoisement n’est qu’une seconde peau sur la toison de la bête. La morsure incontrôlée de l’animal familier surprend. Elle sème une sourde inquiétude dans l’esprit du maître. Elle introduit l’imprévu et le danger au cœur même de son confort, là où il exerce sa tranquille autorité.

Lorsqu’un danger approche, l’animal effarouché se tient hors d’atteinte. S’il n’est pas coincé, si son adversaire est moins rapide, il tente de fuir. Sinon, il montre les dents et tient l’intrus en respect, au-delà de sa zone de sécurité. Lorsque l’ennemi franchit la ligne, la morsure n’est pas automatique. Le moment de l’assaut reste imprévisible bien qu’inévitable. D’un seul coup, au bon moment, l’attaque est rapide, puissante, totale. L’animal acculé ne s’économise pas, même si la morsure de défense ne tue que par accident. Elle n’est vouée qu’à éloigner. L’animal sauvage n’a aucun intérêt à détruire un ennemi qu’il ne compte pas dévorer. Ce n’est que l’animal apprivoisé qui tue pour l’intérêt d’un autre, par obéissance à un maître. La morsure de défense, c’est aussi le coup de poing, l’insulte, l’argument incisif lancés pour faire reculer celui qui cherche à exercer une contrainte. Elle est la douleur infligée pour se défendre contre toute menace de servitude.

La morsure permet de ne pas se faire dévorer. Elle sert aussi à résister à la domestication ou au dressage. Tout dressage joue sur l’alternance de récompenses et de punitions. Il donne du plaisir pour les bons comportements et du déplaisir pour les mauvais. Le dresseur de chiens utilise la schlague pour sanctionner et la caresse ou le biscuit pour gratifier. La morsure renverse les rôles. C’est le dressé qui punit le dresseur, dressé à son tour s’il s’obstine. La morsure est éducative, on ne l’oublie pas de sitôt. Elle laisse des traces, des cicatrices et des souvenirs. Mieux, elle suscite des réflexes. La main mordue s’en souvient et se retire vivement lorsque les crocs se découvrent. La morsure de l’animal sauvage que l’on veut apprivoiser ou de l’animal domestique que l’on veut conditionner est un contre-dressage. Elle donne au dresseur la peur du dressage qui devient plus difficile, plus long, plus incertain. Au contraire, si le dressé se laisse faire et accepte toutes les contraintes imposées par le dompteur, la violence de la relation disparaît. L’ordre passe pour un bon conseil et l’obéissance pour une décision personnelle. Si un policier demande gentiment de circuler et qu’on obtempère, la domestication est invisible, elle paraît naturelle. Si l’on refuse, le gardien de la paix pousse le corps gênant. Si l’on résiste, il sort sa matraque. Si l’on se défend contre la menace du coup, il frappe comme le dresseur sur un chien indocile. La morsure résistante de l’homme qui s’ensauvage fait apparaître la brutalité du pouvoir qu’il subit, la fragilité de sa domestication et les potentialités de sa liberté.

Le hurlement

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Qui se trouve encore très sympathique »

Tristan Tzara

 

Un hurlement n’est pas un cri. Il est plus fort, plus long et plus violent mais moins compréhensible. Le cri peut être articulé en un simple mot amplifié, un cri de guerre ou de détresse que l’on peut écrire avec un point d’exclamation : « Au secours ! » Le hurlement est inarticulé par nature. Comment écrire le hurlement d’un loup ? Il est plus profond que le cri, on crie à pleine gorge mais on hurle à pleins poumons. Le cri est à tue-tête mais le hurlement remue les tripes. L’origine du cri est politique, quiritare signifie « appeler les citoyens au secours ». Le hurlement est une onomatopée, ululare est l’imitation phonétique du cri de l’effraie.

Normalement, l’animal domestiqué ne hurle pas. La plupart du temps il crie à peine. Il miaule, il aboie, il meugle. Il produit des sons que l’on identifie immédiatement. C’est une vache dans un champ, c’est un chien qui défend la maison de son maître, c’est un chat qui a faim. L’animal sauvage utilise des cris modulés pour émettre des signaux, pour communiquer des informations. Le hurlement du loup est un appel pour la meute. C’est l’homme qui perçoit le cri de l’animal sauvage comme un hurlement parce qu’il en a peur. Le hurlement est de réception plus que d’émission. C’est pourquoi le hurlement de l’animal domestiqué est particulièrement inquiétant. Il est perçu comme l’arrière fond sauvage qui perce le corps domestiqué, l’inaliénable sauvagerie qui sort de la gueule dressée ou de la bouche civilisée.

Le hurlement glace le sang, il terrorise et pétrifie parce qu’il représente une menace. Le loup hurle pour rassembler la meute et piéger le promeneur perdu dans les bois. En temps de guerre, une alarme stridente annonce le bombardement imminent. Le hurlement exprime également la plus profonde détresse. Lorsque le chien hurle, c’est à la mort. Le hurlement d’une sirène annonce les catastrophes aux alentours, incendie ou naufrage. Menace et détresse, douleur et mort entourent le hurlement mais il reste en lui-même énigmatique.

Lorsque quelqu’un hurle, ceux qui l’entourent cessent immédiatement toute activité jusqu’à ce qu’ils aient trouvé la raison du hurlement. Un réflexe les fait sursauter. Une inquiétude indéterminée voile leurs regards. Le hurlement fait rupture parce qu’il indique que quelque chose ne va pas mais il ne dit pas quoi. Il ne revendique rien de précis. Il plonge et maintient dans l’inquiétude. Il ne donne pas les clés pour le prévoir, pour l’identifier. La raison d’un hurlement est à chercher autour du hurlement et si elle l’explique, ce sera toujours trop tard pour empêcher la brèche dans la musique domestiquée du quotidien.

La dérobade

« I would prefer not to »

Herman Melville, Bartleby

L’animal sauvage se sauve lorsqu’on l’approche de trop près. Il possède une distance de fuite propre en deçà de laquelle tout corps devient menaçant. Fuir lui permet d’éviter l’affrontement et quand il le ne peut pas, il doit combattre, frapper et esquiver. L’esquive est un mouvement vif de retrait du corps qui se dérobe devant l’attaque. Elle est une fuite temporaire dans un espace restreint.

L’animal sauvage possède une irrépressible tendance à fuir devant l’homme. L’approche d’un être humain provoque chez lui une tension insupportable. S’il est enfermé, il libère cette tension en se débattant furieusement. Au contraire, un animal est apprivoisé lorsque sa distance de fuite devant l’homme est réduite, voire nulle devant celui qui le soigne. Il se laisse approcher, toucher, manipuler sans trop se débattre. Il ne ressent plus l’extrême anxiété qui rend incompatible l’ordre humain et la liberté sauvage. Cela ne signifie pas qu’il n’a plus la capacité de refuser le contact. Il ne fuit plus instinctivement mais il ne se laisse pas nécessairement toucher. Le chien docile vient chercher des caresses la langue pendante, tandis que le cheval rétif se dérobe à la vue du harnais. L’esquive est la fuite de l’animal domestiqué qui refuse la contrainte. Il prouve que sa domestication est fragile en réintroduisant la fuite sauvage par la ruse de la dérobade.

L’esquive est un devenir insaisissable grâce au contrôle de sa propre vitesse. Elle est de rapidité quand il s’agit d’accélérer le déplacement du corps ou de la pensée pour n’être plus là au moment de l’impact avec la contrainte. On peut également éviter cette rencontre grâce au ralentissement, en se laissant dépasser par l’attaque. L’esquive peut être d’immobilité, ne pas bouger pour ne pas être vu ou pour ne pas obéir à l’ordre donné. L’esquive peut être de vibration, de vitesse absolue. On peut devenir insaisissable par un mouvement interne extrêmement rapide bien qu’invisible, les contorsions de l’anguille ou les fluctuations de l’êthos. On peut devenir indistinct à force de dérobades incessantes.

L’esquive permet d’éviter le contact tout en restant proche de l’agresseur pour lui porter une attaque ou pour faire comme si l’on avait pas bougé. On peut déjouer la contrainte sans en avoir l’air. On se décale légèrement et l’on fait comme si de rien était. La fuite engendre la poursuite mais la dérobade discrète déconcerte. On ne peut pas punir celui qu’on ne tient pas en main. Il est même difficile de justifier la sanction. Que dire à celui qui ne dit pas oui, ni non, mais bof !

La tanière

« Cache ta vie »

Epicure

L’animal sauvage habite un territoire, défini par la zone qu’il défend des intrusions. Cet espace est organisé par des sentiers, des trajets qui relient des lieux différenciés : Emplacements de nourriture, places de défécation, points d’eau, marques et refuges. Le terrier de la taupe est un réseau de galeries connectant des garde-manger, des lieux de repos et des passages vers l’extérieur. L’animal domestique n’a pas de territoire en propre. Il occupe, parcours et garde un espace qui ne lui appartient pas, dont les règles de fonctionnement lui échappent. Un chat se comporte comme s’il était sur son territoire, mais ce n’est qu’une illusion. L’animal de zoo fait aussi de sa cage un territoire et cette occupation dépend de la volonté d’un maître plus puissant. L’animal domestique habite chez son maître. Le plus souvent, il possède une niche, un panier, un coin. Sa retraite est située et contrôlée. Il ne s’y cache pas pour échapper à une menace mais pour signifier sa soumission, pour qu’on sache où le trouver. Sa vie est entièrement visible pour l’œil de son maître, très inquiet lorsqu’il ne le trouve pas quand il a choisi une cachette inconnue. L’animal sauvage cache sa vie. Il possède un terrier ou des lieux de retraites inconnus, mouvants ou inaccessibles. Il faut déployer des dispositifs de surveillances les plus performants pour violer les mystères de son existence.

La cachette décline trois manières de ne pas être visible en voyant celui qui nous épie. Premièrement, on peut être visible mais ne pas voir. C’est le cas de l’animal sauvage espionné à la jumelle ou de l’artiste qui se moque du public. On s’expose alors sans lier ce qui est montré à une réaction extérieure. L’exprimant se cache les yeux et se bouche les oreilles pour empêcher toute influence externe de l’exprimé. C’est la retraite la plus dangereuse. L’êthos aveugle à l’effet de sa représentation est à la merci du moindre contact mais il est, en contrepartie, invulnérable aux contraintes à distance. Il donne, il sacrifie son corps au profit de la totale liberté d’une expression immanente.

Deuxièmement, on peut voir sans être visible, comme l’aigle dans son aire ou l’espion sous couverture. On se cache des surveillances extérieures pour mieux les voir venir. On voit sans être vu de ceux qui cherchent à nous voir sans être vu. L’aire invisible permet un contre-panoptisme. L’êthos perché et scrutateur dérobe les informations. Il connaît ceux qui l’entourent mais reste pour eux un inconnu. Il peut agir par surprise tout en étant intouchable. Mais c’est une retraite exigeante car l’on reste influencé par ce que l’on voit. S’il est possible d’être imprévisible rien ne garantit l’autonomie de l’action. Et, dès que l’on quitte l’aire pour agir, on redevient visible aux yeux de tous.

Troisièmement, on peut ne pas être visible et ne pas voir, comme l’ours qui hiberne ou l’ermite dans sa grotte. C’est la retraite totale, le détachement absolu. Il n’y a plus ni voir ni être vu. On n’est plus influencé et on influence plus. Mais alors, il n’y plus d’expression et il n’est pas sûr qu’une éthique coupée de son expression ait un sens. On s’est radicalement dégagé du monde, est-on même toujours au monde ? L’ours se réveille, l’ermite descend parfois dans la vallée. Chaque geste sauvage possède ses faiblesses et ses dangers. Ils sont voués à l’échec en même temps qu’ils réussissent toujours du seul fait de leur existence. L’ensauvagement n’est pas l’adoption romantique d’un être sauvage mais un fragile devenir sauvage qui passe par des gestes ténus, changeants et furtifs. Hoquets comiques d’un homme jouant à la bête parce qu’il ne peut pas être un dieu.