H… comme Hacker


Ces articles sont issus d’une rencontre avec Alain Damasio organisée par Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui le 29 juin 2012 à l’université de Grenoble. Les organisateurs avaient décidé de nous faire réagir sur un abécédaire maison, adapté à nos questions. La journée s’est révélée passionnante (au moins pour nous) et nous pensions en publier le résultat. Cela n’a pas pu se faire, je livre donc ici le résumé de mes interventions sur des sujets aussi divers que la virtualisation, la surveillance, la neutralisation ou la résistance. Dans les textes qui suivent, j’ai conservé autant que possible l’oralité de ces rencontres.

La figure du hacker (du pirate informatique, disons) est intéressante du fait de son ambiguïté. D’un côté, on trouve une figure doublement romantique qui exalte le potentiel révolutionnaire des hautes technologies et du virtuel, ce qui est assez discutable, et qui peut se présenter comme « héros » de la résistance postmoderne. Or, ces deux aspects sont autant erronés que sans intérêt, voire dangereux politiquement. Mais, d’un autre côté, on peut voir le hacker comme une figure, peut-être pas classique, mais connue, de la résistance. À partir du moment où on est confronté à un pouvoir machinique d’exploitation de la vie, la résistance, c’est le sabotage de la machine. D’autant plus que, dans un pouvoir machinique, on est toujours aussi une pièce de la machine. Par exemple, la résistance anarchiste classique, vis-à-vis du pouvoir industriel de la machine-outil, du corps de l’ouvrier et de l’ouvrière comme partie de la machine, c’est la grève d’abord, le sabotage surtout. Plutôt que de faire partie de la machine, être la pierre qui va venir coincer l’engrenage. Le hacker est une figure de ce style. Pris dans un pouvoir machinique dont il fait partie et qui le machinise à un niveau technologique, non plus calorique de la machine à vapeur, mais cybernétique de l’ordinateur, il va saboter ce système selon les données mêmes du fonctionnement du système. Et le sabotage consiste toujours dans la même chose, c’est faire que ça fonctionne moins bien, d’une manière ou d’une autre. Le premier machinisme industriel organise les échanges d’énergie optimum dans la production, le sabotage c’est alors gêner la transformation d’énergie qui produit la marchandise (bloquer l’approvisionnement, ne pas travailler, casser la machine, jeter la production…). Le machinisme informationnel, cybernétique, produit des marchandises par circulation d’information (à énergie faible donc), le hacker vient perturber cette circulation en stoppant, décalant, modifiant le code.

Cela dit quelque chose d’important et de complexe sur la notion de résistance. On a beaucoup reproché à Foucault, mais aussi Deleuze, Lyotard, d’avoir une critique stérile du pouvoir, parce qu’on ne pouvait pas comprendre la résistance dans leurs schémas. En fait, cela ne pose pas de problème si l’on ne cherche pas une résistance « vers » mais une résistance « à ». Le hacker ne résiste pas « vers ». Il ne résiste pas vers autre chose, il n’est pas en train de hacker pour une société meilleure dont il aurait déjà le plan. Il n’est justement pas un « concepteur » de système. Le hacker résiste « à », au système dans lequel il est pris et qui l’a constitué comme hacker. Et son but est d’abord extrêmement négatif. C’est un but de blocage, de grève, de suspension, de hiatus, de rupture partielle, ou, plus positif, de déplacements, de décalages, de nouvelles combinaisons. Dans tous les cas, ce n’est pas un but « noble », au sens des vieilles conceptions de la révolution qui indexent toute action à une téléologie, l’action orientée vers une finalité lointaine, donc finalement à une pensée théologique. Le hacking peut se comprendre d’abord comme sabotage (qui peut par ailleurs donner lieu à des actions plus constructives en tant qu’il dégage des marges de manœuvres). En ce sens, c’est un acte anarchiste, c’est un acte de résistance non téléologique et non théologique et donc aussi non héroïque.

Il s’agit bien ici d’un « compliment ». Du point de vue, d’une pensée révolutionnaire qui reste théologique, d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire qui vise la transcendance d’une société future « réconciliée », il va être très difficile d’intégrer ce type de résistances. Car ce sont des résistances endogènes, uniquement compréhensibles du point de vue de l’immanence du système dans lequel on est. Or, il faudrait tordre le cou une fois pour toutes à ces pensées théologiques, d’autant plus irritantes, ou dangereuses, qu’elles se veulent émancipatrices. Je pense à Lyotard qui évoquait un certain Marx comme une « vierge effarouchée » qui voulait rétablir l’innocence bafouée de l’humanité prostituée par le capitalisme. Où est cette pureté qu’il faudrait retrouver ? Que veut dire cette compréhension moraliste de notre situation comme prostitution, comprise comme une souillure de cette pureté fantasmée ? De ce point de vue, la figure du hacker est intéressante par cette capacité à se contenter d’une résistance endogène. Penser qu’elle se suffit à elle-même. Et si elle est dite « seulement » négative, c’est justement d’un point de vue théologique qui va toujours demander : « À quoi ça sert ce que vous faites pour l’avènement de la Cité idéale ? » Mais le hacker qui résiste ici et maintenant, qui se tient dans l’immanence de la situation, il sait à quoi ça sert. Il va faire des choses très intéressantes, il va recombiner le code, il va en faire autre chose que ce qui était prévu, il va faire arrêter une machine et donc libérer des possibilités de faire autre chose etc. Et on voit bien qu’à la lecture d’une pensée théologique de la politique, tout ça est inassimilable, ou incompréhensible. On veut le tirer vers autre chose. La politique romantique et mythifiée (loin d’avoir disparue) va faire du hacker quelqu’un qui veut une société, voire un monde, meilleur. Non, non. Ce n’est pas pas ça le problème. Si on fait ça, on loupe complètement la question. Il faut se méfier de ce genre de désir.

Je pense au contraire au drôle de bouquin d’Augustin Souchy sur l’organisation anarchiste des manufactures à Barcelone pendant l’insurrection de 1936 et après1. C’est assez sec comme texte, il y a des tableaux de gestion, des comptes-rendus de réunion etc. Ce n’est pas exactement un texte qui fait rêver, il n’y a pas de souffle épique. Et pourtant, c’est peut-être ça qui importe. Ce sont des travailleurs qui se demandent comment s’organiser pour avoir une production qui leur est propre, dans laquelle ils puissent mettre leur intelligence, qui les fasse vivre tout en développant leurs facultés, et c’est tout. Il y a une grande attention aux questions de participations, d’égalisation des revenus et du pouvoir, mais aussi au fait d’honorer les commandes, de respecter les contrats avec les firmes étrangères etc. Ce serait certainement tout à fait dégradant pour un purisme révolutionnaire romantique. Alors, évidemment que les récits héroïques de la résistance peuvent produire plus de « désir de masse», mais on peut aussi se dire que de ces désirs, on n’en veut pas, non merci.

On peut donc revenir et finir sur l’ambiguïté de cette figure du hacker. Si on en fait un héros de la révolution high tech, on loupe tout. Au contraire, cette figure peut nous aider à ressaisir le sens d’une résistance machinique immanente qui, dans les conditions actuelles, est surtout celle du sabotage. Mais on comprend aussi que bidouiller du code ne pourra jamais suffire. Que malgré l’importance de l’économie informationnelle, il s’agit d’abord de résister au niveau des moyens de production et des lieux de décisions matériels. Et que dans les deux cas (machines et ordinateurs) la négativité du sabotage ne doit pas s’effondrer sur elle-même (comme un geste esthétique) ou se justifier de la société future, mais favoriser ici et maintenant l’auto-organisation des producteurs et productrices.

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1Augustin Souchy, L’oeuvre constructive de la révolution espagnole (Recueil de documents édités par la C.N.T et la F.A.I. en 1937), éditions Ressouvenances, 2008


A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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