Page d’écueil


Blaise Cendrars raconte quelque part qu’il traînait l’hiver dans la Bibliothèque nationale avec le poète Pierre Reverdy, surtout parce que la salle était chauffée. Etrange fétichiste du livre, Cendrars se rappelle le sentiment d’étouffement qu’éprouvait Reverdy devant cet entassement de livres. Sentiment qui lui donnait envie de creuser les rayons avec ses ongles comme une taupe pour trouer le papier vers l’air frais et la lumière. Pour mon compte, j’irais jusqu’à évoquer le dégoût croissant devant les étals des librairies où se vautrent la multitude changeante, et pourtant toujours la même, des volumes faisandés de la vie intellectuelle ou artistique. Surtout, le dégoût d’en avoir été, d’en être encore, et sûrement pas pour la dernière fois, même si c’est en général dans un coin et pas pour très longtemps.

Alors, ajouter un site internet aux millions d’autres, n’est-ce pas pire encore ? Et pour y mettre quoi ? Des textes épuisés, pour ne pas dire exténués ou, au contraire, déjà présents ailleurs… Des textes qui demanderaient encore du travail, ou qui se sont avérés être des ébauches d’autres ébauches. Un site parmi des millions, des textes insérés dans un espace virtuel saturé d’autres textes. Oui, mais c’est quand même plus propre. On n’oblige personne et les pages ne prennent pas la poussière. Et puis ! N’est-ce pas aussi un moyen de faire proliférer le discours contre les règles de sa domestication ? Aux lecteurs de faire le tri, puisque « On » ne le fait pas pour eux.

C’est aussi que l’écriture est l’exercice indispensable d’une pratique philosophique qui ne peut pas se contenter du silence de quelque retraite ou de la discussion éphémère. La philosophie comme pratique de transformation de soi, et pas comme simple érudition, suppose de s’affronter à la production matérielle du texte, et il faut des lecteurs, au moins possibles, pour produire cette matérialité.

Finalement, Cendrars, intoxiqué par le dégoût de Reverdy, produit la percée et je veux bien la suivre. « Le monde est ma représentation et c’est pourquoi les journaux paraissent toutes les vingt-quatre heures, avec leurs fautes de français et leurs bourdes et leurs coquilles. Nous ne connaîtrons jamais d’autres traces de vie – vie de la planète, vie de l’individu – que ce qui monte à la conscience sous traces d’écriture. Des pattes de mouche. Parlez-moi de beau langage et de grammaire. Et c’est pourquoi l’écriture n’est ni un songe ni un mensonge. De la poésie. Donc, création. Donc, action. Et l’action seule libère. Sinon, il se forme un court-circuit, l’univers flambe et tout retombe dans la nuit de l’esprit. » Il faut d’abord comprendre la profonde modestie de cette emphase pour mettre la lecture et l’écriture à leur place, vitale et triviale tout à la fois.

Olivier Razac


A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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