Une philosophie plébéienne : Introduction


Introduction : pour une philosophie plébéienne

On peut parfois se sentir étranger à sa propre pratique. On peut bien savoir que l’on fait de la philosophie, que l’on a été formé pour cela, que l’on s’inscrit dans une histoire relativement délimitée. Surtout, on peut être capable de dire le sens que cette pratique particulière a pour soi et pour les autres ou, du moins, être capable de faire l’effort, toujours à refaire, de cette formulation. D’autant plus que cet effort pour dire le sens de la philosophie fait partie de la pratique philosophique. Mais il y a des situations où il apparaît brutalement que ce que l’on fait ne correspond pas à la philosophie telle qu’elle se manifeste. Ce sentiment de décalage s’est cristallisé autour du problème de l’autorité. En effet, l’existence sociale de la philosophie semble tiraillée entre deux figures ; celle du professeur de philosophie qui manifeste une autorité académique, d’un côté ; et celle du philosophe médiatique qui manifeste une autorité « culturelle », de l’autre. L’autorité académique s’autorise de la tradition, d’un statut et d’un discours prétendant à la vérité. L’autorité « culturelle » repose sur l’influence des médias de masse et le prestige de la marchandise à la mode. Bien sûr, ces deux figures hétérogènes peuvent paradoxalement coïncider, ce qui ne fait que dramatiser le problème. Le point commun des ces deux manifestations de la philosophie est qu’elle apparaît comme discours de vérité que l’on écoute religieusement et/ou que l’on consomme passivement.

Face à cela, il ne s’agit pas de décider ce qui est de la philosophie et ce qui n’en est pas. Ce serait faire preuve d’une autorité encore plus en surplomb. Étrange attitude qui consisterait à affirmer que ce que l’on fait est « toute » la philosophie. La critique commence, au contraire, par un geste de discrimination entre différentes manières de faire de la philosophie. On se propose de nommer « patricienne » cette philosophie qui consiste à produire un discours d’autorité sur ce qu’il s’agit de penser et de faire. Par opposition, une philosophie plébéienne se définit d’abord comme pratique anti-autoritaire. C’est en précisant les caractéristiques de cette philosophie patricienne que l’on pourra tracer les grandes lignes d’une philosophie plébéienne comme pratique personnelle, mais surtout partageable, et partagée, de la philosophie.

Pour cela, on peut s’inspirer du sens antique et romain du terme, considérant que les patriciens, les « nobles » romains (comme toutes les prétentions à la noblesse), appuient leur position sur quatre principes :

  1. Un principe religieux qui relie leur autorité à une forme de transcendance (même polythéiste ou laïque). C’est-à-dire que leur pouvoir et leur discours ne sont pas discutables par ceux sur lesquels ils s’exercent. Leur source est à la fois supérieure, d’une autre nature et prescriptive, bref transcendante.
  2. Un principe traditionnel selon lequel la position politique et sociale patricienne repose sur la publicité d’une lignée, d’une généalogie prestigieuse, qui remonte finalement au principe théologique fondateur, particulièrement une ascendance divine.
  3. Cette nature sacrée doit s’exprimer par une certaine dignité (dignitas), c’est-à-dire, à la fois, un rang hiérarchique élevé qui donne droit au commandement et une manière d’être qui témoigne de cette supériorité.
  4. Enfin, tout ceci concourt à la production d’un principe d’autorité (auctoritas). Principe qui produit pour la masse le sentiment (largement inconscient, profondément intériorisé) que le discours patricien doit être cru et obéi parce que telle est la nature des choses.

À l’opposé, la plèbe romaine se définit mieux par un geste que par des principes. En 495 avant J.‑C, la plèbe, c’est-à-dire non pas les pauvres mais tous ceux qui étaient dépourvus de parole politique par leur statut de « non-patriciens », fait sécession. La multitude fait alors la grève, en particulier de la guerre, et agence à partir de rien un « camp sans général ». Ce geste est une rupture du principe d’autorité théologique et traditionnel par lequel la plèbe démontre sa capacité d’autonomie. Son horizon n’est alors ni un système social séculaire qui détermine le présent, ni le rêve d’une société future qui devrait guider pas à pas un processus « révolutionnaire ». C’est une position d’extériorité critique qui témoigne du caractère « politique relatif » et non « naturel absolu » de l’ordre du présent et donc de la possibilité indéterminée de le modifier. La seule conséquence réellement prescriptive de ce geste, c’est que désormais tous les citoyens ont droit à la parole. Mais pas à n’importe quelle parole, une parole de mise en question de la validité et de la légitimité des discours de commandement. Le vrai et le juste sont mis sur la table.

Or, ces caractéristiques socio-politiques peuvent être transposées pour définir une pratique patricienne de la philosophie qui s’oppose, terme à terme, à une philosophie plébéienne. (Il faut préciser qu’il ne s’agit ici que d’une analogie. Il n’est pas question d’une philosophie faite par des patriciens ou des plébéiens au sens social, mais de deux styles originairement opposés de philosophie, quel que soit par ailleurs le statut des gens qui les pratiquent). Premièrement, on reconnaîtra la philosophie patricienne comme discours au nom de la vérité. Ce geste s’enracine dans l’idéalisme platonicien en tant qu’il pose comme finalité de la pensée la « découverte » d’une vérité éternelle, absolue et préexistante, sur laquelle la vie des individus et de la cité devraient se régler. Cette prétention peut être moins explicitement métaphysique, elle se reconnaît aisément à la volonté d’avoir le dernier mot.

Au contraire, la pratique plébéienne de la philosophie est une attitude critique radicale, permanente et indéfinie. Son but n’est pas de retrouver un fondement mais de supprimer la possibilité de penser tout fondement absolu de vérité ou d’autorité. Elle est donc farouchement anti-théologique. Elle joue Socrate contre Platon. Pour autant, si elle n’est pas discours au nom de la vérité, elle est discours de vérité, dans le sens où l’absence de fondement d’une vérité première ou dernière libère le champ d’une recherche de vérité continue, toujours à refaire dans le présent.

Deuxièmement, la pensée théologique patricienne s’appuie massivement sur les références sacralisées de l’histoire de la philosophie, c’est la prédominance du commentaire. « La valeur de ce que je dis ne peut se tirer que de la valeur (assise par la tradition) de ce qu’ont dit mes illustres ancêtres. » Le signe le plus grave de cette irrépressible tendance (encore nécessaire pour être crédible dans l’université et obtenir postes et ressources, ou pour faire autorité sur les non-philosophes) apparaît quand des auteurs récents qui ont tout fait pour éviter d’être commentés (Foucault par exemple) sont intégrés de force dans le corpus officiel, ou utilisés comme nom fétiche pour accréditer une prise de position « critique ».

À l’inverse, si une philosophie plébéienne s’appuie volontiers sur des « grands textes », elle peut aussi s’appuyer sur tous les autres textes et discours dont elle a besoin pour une tâche critique précise (discours scientifiques ou de « sciences » humaines, littérature, textes techniques, juridiques, d’entreprises, tracts, paroles recueillies méthodiquement ou non etc.). Son but n’est jamais d’expliquer un texte par un autre texte (au final de commenter le commentaire d’un commentaire d’un commentaire…) mais de disséquer une situation présente dans laquelle elle est prise. Utiliser librement les concepts comme des outils pour ouvrir, démonter, briser des connexions, expérimenter des branchements sur les assemblages discursifs qui structurent, déterminent et enferment nos possibilités de pensée et donc de vie.

Troisièmement, le commentaire scolastique patricien suppose un certain style, académique ou « intellectuel », reposant sur des signes extérieurs de sérieux qui doivent être valables sur le marché des discours autorisés, c’est la dignitas philosophique. Dignitas obligatoire pour être reconnue par les pairs, pour faire partie de la confrérie, ce qui suppose donc un certain conformisme. Dignitas qui doit surtout en imposer aux « non philosophes » (et par là même qui trace la ligne, imaginaire mais prégnante, d’un « pouvoir spirituel »). Produisant ainsi une forme de supériorité, d’autant plus problématique qu’elle est reproduite par ceux qui se prétendent les porteurs les plus radicaux de la critique, tout en étant largement dévaluée socialement.

La philosophie plébéienne doit briser cette supériorité illusoire par l’adoption d’un style cynique d’auto-dérision du discours. Il ne s’agit pas de rabaisser le travail, mais de l’empêcher de paraître plus qu’il n’est en réalité. Dans ce qu’on montre de soi-même, il faudrait ne jamais ajouter le sérieux de celui qui parle au sérieux de ce dont on parle, éviter ce kitsch du philosophe patricien qui en fait trop. Dans ce qu’on montre de son travail, il faut démystifier le « génie » philosophique en laissant visible l’échafaudage de « l’oeuvre », jamais terminée. Il s’agit d’assumer pleinement une pratique critique artisanale, qui ne prétend plus être la science des sciences, mais pas non plus une science humaine comme les autres. Dans ce « bricolage », celui qui parle n’est que le vecteur de formes discursives critiques qui viennent toujours aussi d’ailleurs et dont tout le monde peut s’emparer. Pas de copyright dans une philosophie plébéienne.

Quatrièmement, transcendance, tradition du commentaire et commentaire de la tradition, dignité académique et « intellectuelle », tout cela permet d’asseoir l’autorité du discours du « scoliaste » qui est, par définition : soit, un discours de défense de l’ordre établi, puisque la légitimation de cet ordre est superposable avec la légitimation de la philosophie patricienne. Soit, une critique du présent. Critique qui peut être réactionnaire, et plus ou moins explicitement théologique, contre les errements de la démocratie libérale où tout se vaut, où le relativisme l’emporte, où le principe d’autorité est sans cesse bafoué… Critique qui peut également être « révolutionnaire », mais dans le sens de la prescription d’un horizon idéal, déjà pensé, aux masses incapables de se guider elles-mêmes.

Au contraire, la philosophie plébéienne est une analyse critique du présent, en particulier des prétentions de vérité et de légitimité des différentes formes d’exercice du pouvoir et du savoir, afin d’en démontrer les contradictions, lacunes, tours de passe-passe, mécanismes de domination, effets de pouvoir inaperçus etc. Son but n’est pas de retrouver l’Un qui se perdrait dans les ramifications chaotiques d’un présent en manque de repères, mais de faire bouger les lignes qui structurent ce présent. Par exemple, en trouvant des marges de manœuvre de pensée dans les relations entre la multiplicité des éléments qui le constituent (provoquer des hiatus là où ça circulait tranquillement, produire des connexions entre ce qui doit normalement être séparé, repérer des torsions de sens, sources d’illusions asservissantes…). Cet effort n’a pas de fin et il ne peut avoir de sens qu’en étant effectué ensemble, avec les gouvernés, là où ils sont gouvernés, en tant que gouverné, ce que le philosophe n’est pas moins que les autres.

Ces quatre caractéristiques restent bien abstraites. Il ne suffit pas de les formuler pour créer une pratique. Tout au contraire, c’est en pratiquant la philosophie dans des situations et avec des personnes très différentes qu’une telle démarche peut se construire. C’est au fil du temps, à l’occasion de rencontres avec des gens, des auteurs, des institutions, des problèmes qu’il est possible de commencer à dire clairement ce qu’on ne fait pas et ce que l’on fait. C’est le « récit » de ces « rencontres » que je me propose de faire ici. Ce récit est « biographique » puisqu’il respecte dans une certaine mesure la chronologie de rencontres successives qui ont produit des enchaînements et des infléchissements de ma pratique. Mais il s’agit surtout d’un discours rétrospectif qui construit après coup la cohérence d’un parcours qui reconnaît sa part de contingence, d’improvisations et de chance.

Cette philosophie s’est reconnue comme « critique », en particulier à l’occasion d’un travail auprès d’élèves en section adaptée dans les collèges du 93. Il est apparu évident qu’il était inadapté, et brutal, de confronter ces jeunes gens aux « grands auteurs » du corpus, même d’une manière « vulgarisée ». D’où une pratique du dialogue réflexif, avec Socrate en tête. Mais quel Socrate ? Il a été décisif de clarifier ce point en séparant le Socrate de la maïeutique, dans laquelle le philosophe démontre au non-philosophe qu’il peut accéder à une vérité éternelle, à condition de passer par lui, du Socrate critique de l’aporie. Aporie qui n’est pas la « fin du chemin », par laquelle le philosophe fermerait la bouche de ses interlocuteurs, mais l’ouverture du champ d’une recherche collective et indéterminée (Partie 1).

Cette orientation critique est devenue « appliquée » à travers la rencontre avec un auteur, Michel Foucault, et les outils d’analyse de notre actualité qu’il a proposé, en particulier la notion de dispositif de pouvoir. Foucault m’a permis de sortir du cycle du commentaire de texte en branchant la réflexion sur les pratiques concrètes de gouvernement des individus et des populations. Dès lors, les concepts n’étaient plus seulement reliés à d’autres concepts, mais aux mécanismes qui produisent et reproduisent notre condition politique en tant que gouvernés. La critique n’était plus seulement jeu intellectuel, mais geste visant à la modification matérielle du présent (Partie 2).

Pour autant, cette démarche est longtemps restée flottante, voire ambiguë, parce qu’elle laissait beaucoup de questions sans réponse. Au nom de qui et de quoi se fait cette critique du présent ? À qui s’adresse-t-elle ? Pour quels types de résultats ? C’est la rencontre avec Habermas et, plus précisément, la critique de Foucault par Habermas qui a permis de clarifier ces points. Cette critique de la critique, en quelque sorte, a conduit à des choix méthodologiques clairs pour une philosophie « positive », c’est-à-dire qui vise une exigence de validité partageable afin de soutenir des efforts réalistes de résistance à la manière dont on est gouverné (Partie 3).

Enfin, la rencontre avec une institution, comme enseignant-chercheur à l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire, a profondément infléchie cette philosophie appliquée. Il est apparu que la prétention d’enseigner et de faire des recherches philosophiques critiques sur un champ professionnel ne pouvait pas en rester à l’application d’une analyse sur les pratiques, les acteurs, les dispositifs. Une telle extériorité tend à produire une recherche ni pertinente, ni recevable. Comprendre comment les agents pénitentiaires sont gouvernés, donc comment ils gouvernent les condamnés, et les problèmes que cela pose, suppose de se brancher sur la réflexivité critique des acteurs. Plus qu’une philosophie appliquée sur, il faut une philosophie du « terrain » dans laquelle elle n’est qu’un moment dans l’élaboration de la pensée critique et de la résistance des gouvernés (Partie 4).

Olivier Razac

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A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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