Boštjan Nedoh, Barbelé-Rasoir : Un Nouveau chapitre de l’Histoire politique du barbelé


Ce texte est la traduction française de la postface de la traduction slovène (éditions Maska) de mon livre Histoire politique du barbelé, Flammarion, Champs, 2009. Si je me permets de la publier ici, c’est qu’il ne s’agit pas d’une simple recension. L’auteur reprend, enrichit et surtout prolonge le propos du livre par des analyses très intéressantes du traitement réservé par l’Europe aux personnes y cherchant refuge, en particulier en relation avec la fermeture par des kilomètres de barbelés rasoirs de la frontière Slovène sud fin 2015.

Je remercie donc vivement Bostjan Nedoh, la traductrice du texte, Ursa Planinsec, ainsi que Amelia Kraigher et l’Institut français de Ljubljana qui ont permis cette traduction.

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Tout au début de son œuvre monumentale LTI – Lingua Terti Imperii (La langue du IIIe Reich, 1947 ; traduite en slovène en 2014), Victor Klemperer, philologue allemand d’origine juive, explique les raisons pour lesquelles il commence, en tant que professeur de philologie et de linguistique, à étudier ce qu’il appelle « la langue du Troisième Reich », c’est-à-dire les transformations orales et linguistiques de la langue allemande, survenues pendant le nazisme, qui révèlent mieux sa structure interne que n’importe quel autre phénomène. Même s’il est juif, il ne s’intéresse ni à la politique quotidienne, que NSDAP mène avec ses organisations paraétatiques et paramilitaires après 1933, ni au langage spécifique introduit par les nazis. Ce qui compte pour lui c’est son professorat et il applique toute son énergie à enseigner et à étudier la philologie classique et la littérature française du XVIIIe siècle ; les événements politiques quotidiens, même si proches et le concernant directement – et objectivement c’est-à-dire en tant que juif allemand – n’attirent pas son attention et sont délibérément ignorés. Comme il le dit lui-même :

Il m’est arrivé une chose étrange avec cette langue propre (au sens philologique) au Troisième Reich. / Tout au début, tant que je ne subissais sinon aucune, du moins que de très légères persécutions, je voulais en entendre parler le moins possible. […] Je me réfugiais, je m’absorbais dans mon travail, je donnais mes cours et faisais nerveusement semblant de ne pas voir les bancs se vider de plus en plus, je travaillais avec une grande application à mon XVIIIe siècle littéraire français. Pourquoi, en lisant des écrits nazis, me serais-je empoisonné davantage la vie qu’elle ne l’était déjà du fait de la situation générale ? Si, quelque part dans la rue, beuglait la voix du Führer ou de son ministre de la Propagande, je faisais un grand détour pour éviter le haut-parleur et, quand je lisais les journaux, je m’efforçais anxieusement de pêcher les faits bruts – à l’état brut, ils étaient déjà assez désolants – dans la répugnante lavasse des discours, commentaires et articles. Puis, lorsque la fonction publique fut purgée et que je perdis ma chaire, je cherchai plus que jamais à m’isoler du présent. […] A présent, je pouvais consacrer tout mon temps et toute ma force de travail à cette œuvre que j’avais déjà bien avancée ; en ce qui touche le XVIIIe siècle, je me trouvais, au palais japonais de Dresde, comme un coq en pâte ; aucune bibliothèque allemande ni même peut-être la Bibliothèque nationale de Paris n’auraient pu mieux m’approvisionner 1.

C’est plus tard que le phénomène du « langage » nazi attire son attention pour la raison suivante :

Mais, ensuite, je fus sous le coup de l’interdiction de fréquenter les bibliothèques, et ainsi me fut enlevée l’œuvre de ma vie. Et puis vint le jour où l’on me chassa de chez moi, et puis vint tout le reste, chaque jour quelque chose de nouveau. A présent, le balancier devenait mon instrument le plus nécessaire, la langue du temps mon intérêt favori. / J’observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l’usine, celle des brutes de la Gestapo et comment l’on s’exprimait chez nous, dans ce jardin zoologique des Juifs en cage 2.

L’essentiel de cette histoire n’est pas l’expérience personnelle de Klemperer. Il ne s’agit pas d’une simple description de la tentative de détruire l’indubitable talent philologique de Klemperer. Sa narration est importante pour sa description détaillée du processus de rétrécissement de l’espace social qui dévoile une tendance claire. Avec la radicalisation des mesures anti-juives, les possibilités existentielles de Klemperer se réduisent (retrait du professorat, interdiction d’utiliser la bibliothèque, expulsion de son propre appartement) ; les dimensions spatiales, à l’intérieur desquelles il peut circuler en tant qu’individu, convergent. Vers quoi ? Vers le point zéro où l’espace est réduit à un seul endroit – le camp de concentration 3 – où sont supprimées les dimensions spatiales qui sont la condition préalable de la mobilité humaine et donc de l’existence sociale en tant que telle.

Dans son livre Histoire politique du barbelé, Olivier Razac rappelle la remarque de Primo Levi – peut-être le concentrationnaire le plus connu de l’histoire – concernant l’expression avec laquelle commence toujours « la pédagogie du « tout est possible » 4 », l’expression qui dévoile la vérité topographique du camp : « Ici … 5. » Le fait que le personnel du camp s’adresse toujours aux concentrationnaires en commençant par « ici » démontre que le camp a un statut singulier de l’endroit où il n’y a plus d’espace, plus d’ « ici et là », où il n’y a aucune distance spatiale qui est la condition préalable du mouvement, où il n’y a qu’un « ici » absolu, l’endroit réduit à un seul point, clôturé du barbelé, où l’intérieur et l’extérieur se recouvrent parfaitement. Ce n’est pas par hasard que, dans ce contexte, le pronom démonstratif « ici » est normalement suivi d’un verdict catégorique : « Ici … il n’y a pas de pourquoi ». Il serait erroné de prendre ce syntagme pour une comparaison. « Ici il n’y a pas de pourquoi … 6 » – c’est l’explication sur le statut du camp que le capo donne à Levi – n’introduit pas une comparaison avec le monde extérieur au camp, mais au contraire désigne l’incomparable ; ce qui n’est pas comparable c’est notamment sa qualité ponctuelle, cette exclusion de la distance spatiale nécessaire pour le mouvement ainsi que l’exclusion de la causalité logique et intellectuelle du monde externe, de son « pourquoi » pouvant s’adresser aux actes qui y sont réalisés. Selon Klemperer, il s’agit des « Juifs en cage ».

Or, le (soi-disant) « dispositif technique » privilégié, qui permet la fermeture ponctuelle du camp, est le barbelé. C’est exactement ce que Razac choisit comme thème exclusif pour son livre. Son intérêt ne porte pas sur le barbelé en général mais sur son application politique, en tant que dispositif technique que le pouvoir utilise pour gérer, contrôler et maîtriser l’espace ou le territoire, ou selon Razac, pour réaliser « l’investissement politique de l’espace 7. » Jusqu’à la fin du XXe siècle, quand l’Histoire politique du barbelé 8 a paru, Razac distingue trois paroxysmes historiques, trois paradigmes d’utilisation du barbelé en tant que moyen, que les pouvoirs politiques utilisent pour gérer les territoires : la prairie américaine, la guerre de position pendant la Première Guerre mondiale et bien sûr les camps de concentration du XXe siècle.

Le fait que le barbelé en tant que moyen, utilisé pour clôturer l’espace, n’a pas été inventé en Europe au XXe siècle mais aux Etats Unis un siècle plus tôt, n’est pas très connu. Le barbelé a été inventé en 1874 par Joseph F. Glidden, agriculteur de l’Illinois, qui a déposé aussi le brevet pour la machine de fabrication du barbelé. Selon Razac, c’est la période où survienne la première saturation industrielle des villes de l’Est des Etats Unis qui provoque la poussée de la population vers l’Ouest. Or, l’Ouest est « sauvage » : les conquérants découvrent une prairie ouverte et non-délimitée où vivent des animaux sauvages (ce sont les bisons qui causent le plus de dégâts) et bien sûr les indigènes partiellement nomades. Suite aux migrations de masse vers l’Ouest où les conquérants font face à l’espace sauvage et « dangereux », les autorités américaines adoptent, en 1862, le Homestead Act qui attribue à chaque famille le droit de quatre-vingts hectares de terre cultivable pour sa subsistance. Mais la délimitation qu’introduisent les conquérants n’est pas que visuelle (pour qu’ils connaissent les limites de leurs domaines) ; comme la délimitation s’adresse plutôt à ceux qui viennent de l’au-delà, ils cherchent un moyen matériel pour marquer l’espace, un moyen qui délimite de manière efficace le territoire habité du territoire sauvage. A l’époque le barbelé est le moyen le plus économique pour parvenir à cet objectif ; du point de vue financier, le barbelé est très avantageux ; dresser une clôture de barbelé – les poteaux de bois enfoncés dans le sol tous les quelques dizaines de mètres, reliés par quatre ou cinq lignes de barbelé – demande peu de temps et d’effort tandis que le barbelé est assez dangereux pour arrêter les animaux sauvages et assez visible pour dissuader les indigènes 9.

Au niveau de cette première utilisation paradigmatique du barbelé, on aperçoit la différence, qui est d’une importance conceptuelle considérable, puisqu’elle définit l’antagonisme à l’intérieur duquel le barbelé devient opérationnel. Il s’agit de la différence entre la terre et le territoire, la différence qui, depuis le droit romain, joue un rôle clé dans le concept de la souveraineté et du pouvoir politique. Le droit romain est apparu au moment où, dans la Rome antique, surgissent les premiers conflits à cause de la terre qui n’est pas encore répartie entre futurs propriétaires 10, c’est pourquoi une réglementation codifiée de son partage est nécessaire. Avec une délimitation juridiquement codifiée de la terre, jusque-là non-délimitée, on obtient ce que Michel Foucault appelle le « territoire 11 » qui se trouve sous le contrôle du pouvoir étatique. Avec ce geste dé-limitatif et cette transformation de la terre non-délimitée, en tant que simple superficie, en territoire délimité c’est-à-dire en espace, celui-ci devient la source et l’objet du pouvoir souverain, sa base matérielle.

De cette manière se constituent les Etats Unis en tant qu’état souverain. Les immigrés étendent les terres arables et l’espace vital – ici l’allusion à l’expression nazie Lebensraum n’est pas un hasard – vers l’ouest de sorte que les indigènes et les animaux sauvages, qui permettent leur survie, se retirent vers les côtes nord-ouest du continent. Les conséquences sont catastrophiques. Une fois épuisées les terres sauvages, où les indigènes pourrait se réfugier, les colons blancs procèdent à l’ethnocide 12. De ce point de vue on peut dire que la souveraineté des Etats Unis s’est constituée sur les pointes du barbelé.

De plus, la différence entre la terre et le territoire annonce une autre différence, étroitement liée à la première, c’est-à-dire la dichotomie entre l’intérieur et l’extérieur, qui est loin d’être neutre. Le territoire délimité implique la sécurité intérieure, que ce soit la sécurité physique ou la protection des droits politiques, compris en tant qu’universels, c’est-à-dire applicables sans exception. Tout ce qui se trouve de l’autre côté du barbelé est par conséquent compris comme « dangereux » ou « barbare ». La base sous-jacente de cette différenciation est économico-culturelle. Avec la conquête de « l’Ouest sauvage » la production industrielle est introduite dans la région – du point de vue géographique, c’est notamment le territoire à l’ouest du Missouri – tandis que les indigènes mènent une vie précapitaliste, souvent nomade, qui n’est pas compatible avec la société capitaliste en formation, et ne connaissent pas la notion de « territoire », imposée par les blancs. Nous pouvons comprendre le nomadisme des indigènes à travers l’expression « déterritorialisation 13 » de Deleuze et de Guattari, parce qu’il s’agit d’une superficie qui n’est ni limitée ni délimitée et qui n’a pas de propriétaire spécifique – souvent cette superficie est tout simplement habitée par des ressources naturelles, nécessaires à la survie de la population 14, sans qu’elle soit soumise au concept de la propriété juridiquement règlementée et codifiée 15. Dans ce sens, les qualités « barbare » et « sauvage » des indigènes sont les déplacements dans le sens freudien du mot 16 : elles trouvent leur origine dans l’antagonisme fondamental entre les blancs, productifs au niveau économique, et les indigènes nomades qui ne le sont pas. Autrement dit, les qualités « barbare » et « sauvage » des indigènes sont utilisées pour designer des éléments étrangers au système culturel et économique répandu par les blancs.

En étendant leur territoire vers l’ouest, les colons blancs imposent aux indigènes un choix impossible : soit on les assimile dans le système des droits politiques universels qui ne connaissent aucune exception, ce qui les fait accepter le mode de production capitaliste, soit on les persécute, ce qui conduit à l’ethnocide. En d’autres termes, soit l’intégration dans ce que Foucault appelle la « population « en tant que corps biopolitique 17, soit l’ethnocide. Dans ce sens on peut dire que l’ethnocide est provoqué par la résistance des tribus indigènes à l’assimilation ou par leur refus d’accepter le mode de production capitaliste. Ainsi le barbelé représente une frontière symbolique entre ce qui est dehors, qui est « barbare et dangereux » et, en fait, n’est pas productif, et ce qui est dedans, qui est sûr, assimilé et productif. C’est pourquoi le barbelé n’est pas une simple frontière physique clôturant un territoire précis, il représente une frontière symbolique entre deux mondes asymétriques : d’un côté il y a le monde de l’inclusion, des droits universels, de la production capitaliste et de l’autre, le monde de « l’exclusion inclusive 18 », comme le dirait Agamben, qui est inclus dans le système d’universalité par le fait d’en être exclu. Il ne s’agit pas seulement de la séparation entre l’intérieur et l’extérieur et par conséquent de la différenciation entre le monde d’inclusion et celui d’exclusion. L’utilisation de l’expression « exclusion inclusive » d’Agamben est justifiée par le fait que la frontière barbelée se déplace vers l’ouest. S’il s’agissait d’une délimitation statique, les blancs y érigeraient par exemple un mur en béton – ce que, dans sa campagne électorale, en 2016, le candidat républicain à la présidence des Etats Unis, Donald Trump, promet de faire à la frontière mexicaine, s’il est élu – ce qui introduirait une différence absolue et rendrait impossible toute relation, tandis que le barbelé, par sa construction facile et sa capacité de déplacement, met les deux mondes en relation, en opposition même, et donc ne clôture l’espace d’universalité qu’en apparence. L’espace extérieur et d’exclusion est en effet l’espace clôturé, ce qui l’inclut et le met en relation avec l’espace d’universalité, qui est en train de se répandre.

De cette manière apparaissent les deux aspects du barbelé décrits par Razac : les aspects statique et dynamique 19. D’abord, le barbelé est une ligne statique par laquelle une délimitation se manifeste. Une fois la délimitation tracée, elle a un effet de ségrégation et devient dynamique : elle commence à se déplacer – presque comme un objet indépendant – vers le « danger » ségrégué et exclu. La sécurité qui, au départ, est une position de défense, développe un caractère expansif. Pour garantir la sécurité, son territoire se répand et le barbelé devient l’avant-garde dynamique de cette expansion.

Le deuxième exemple paradigmatique de l’utilisation politique du barbelé, selon Razac, sont les batailles de position de la Première Guerre mondiale. Ici, la situation change par rapport au premier exemple : ce n’est pas la terre « sauvage » qui se trouve de l’autre côté du barbelé, c’est l’armée ennemie. La Première Guerre mondiale est fondée sur le combat d’infanterie et non pas sur le bombardement du terrain qui est ensuite conquis par l’infanterie. Le territoire est conquis sur terrain, par conséquent, au fur et à mesure, les armées avancent ou reculent la frontière. Une des icônes de la guerre de position est la tranchée : toujours en couple avec une ligne de clôture de barbelé mobile qui la devance d’une vingtaine de mètres. La même configuration se présente du côté de l’ennemi. Et entre les deux lignes de barbelés, le no man’s land, l’espace de la mort symbolique.

Le troisième exemple paradigmatique de l’utilisation du barbelé – non pas comme un moyen technique, mais comme un moyen symbolique qui permet de maîtriser politiquement ou administrativement l’espace – est le camp de concentration, où le fil en tant que « dispositif technique » est perfectionné : le courant électrique y passe. Cette qualité remplace sa « fragilité » dans la mesure où le fil n’est pas tellement un moyen de délimitation physique mais plutôt esthétique et symbolique, puisqu’il est rapide et facile à démonter. C’est aussi la réponse à la question de savoir pourquoi les camps sont entourés de barbelé électrifié et non pas de mur en béton ou d’autre construction plus solide ; ce n’est pas parce que, du point de vue financier, la clôture de barbelé coûte moins cher et est facile à ériger, c’est parce qu’elle est encore plus facile à démolir – pour effacer des traces qui resterait après la destruction d’autres types de clôtures. C’est le cas précis du camp d’extermination de Treblinka (juillet 1942 – novembre 1943), situé au nord-est de Varsovie, que les nazis construisent dans le cadre de l’opération Reinhard, dont l’objectif est l’extermination définitive de tous les juifs européens. Le camp de Treblinka est construit pour y exterminer les habitants du ghetto de Varsovie, le plus grand ghetto juif en Europe. Après la révolte en août 1943 et la fuite d’environ deux cents concentrationnaires, le camp reste inactif jusqu’en octobre 1943 pour des raisons de « sécurité ». Les derniers qui restent, les Arbeitskommandos – les juifs qui, sous la menace de mort, surveillent le travail forcé d’autres juifs du camp – démolissent le camp en quelques jours, y construisent une maison rurale en bois et labourent la terre occupée précédemment par le camp et contenant les cendres des corps brûlés en plein air. Après l’arrivée des Soviets en 1944, il semble que le camp de Treblinka n’ait jamais existé, le camp dans lequel dans une période d’un peu plus d’un an, selon les estimation officielles, entre 700 000 et 900 000 personnes, majoritairement juives, sont mortes. Après la guerre, les images représentant le camp sont faites d’après les témoignages de certains qui ont réussi à s’en échapper et les témoignages recueillis lors des procès contre les officiers nazis.

A côté de l’aspect technique et économique, dons nous venons de parler, Razac expose, dans ce contexte, l’aspect esthétique et symbolique du barbelé entourant des camps : le fil ou la clôture de fil représente la frontière symbolique entre l’espace-monde et l’endroit-point d’exclusion absolue, c’est-à-dire la différence entre le monde de la vie et l’endroit de la mort. C’est pourquoi le camp est l’endroit où « tout est possible », tout ce qui est délocalisé au-delà de l’espace dialectique de l’interdit et du possible, qui, au niveau déclaratif, définit la structure symbolique du monde. Bref, c’est uniquement dans le camp que la soi-disant « industrie de la mort » est possible, elle doit pourtant être séparée de l’espace de vie. L’endroit entouré de barbelé est en effet réservé au phénomène pour lequel deux nazis, juriste Karl Binding et psychiatre Alfred Hoche, pères idéologiques du programme d’euthanasie T4, dans leur livre Die Freigabe der Vernichtung Lebensunwerten Lebens de 1920, forgent l’expression « la vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue ». Ce n’est pas par hasard que la majorité des camps sont conçus de sorte que les locaux de l’administration SS se trouvent en deçà du barbelé, tandis qu’au-delà elle organise des unités spéciales composées de détenus juifs, qu’on appelle des Sonderkommandos et qui doivent, sous la menace de mort, exterminer les concentrationnaires par le gaz et incinérer leurs corps. L’endroit de la mort est donc géré par ceux qui sont eux-mêmes voués à la mort.

Malgré l’apparente différence architecturale entre, d’un côté, l’utilisation originelle du barbelé dans la conquête de la prairie américaine, où ce qu’entoure le barbelé c’est l’intérieur, c’est-à-dire l’espace des droits civiques universels, et, de l’autre, la structure fermée du camp, les deux paradigmes représentent une continuité topographique. Même si, dans le cas du camp, le barbelé par son caractère encerclant constitue un espace clos, celui-ci reste extérieur et exclu 20. Être dans le camp signifie se trouver à l’endroit qui est l’extérieur absolu, cet extérieur n’est inclus que dans la mesure où il est exclu, c’est-à-dire où il est extérieur. Ici aussi, le fil est un dispositif technique de ségrégation et de séparation entre l’espace de la vie et l’endroit de la mort, entre l’inclusion et l’exclusion inclusive, entre la vie humaine et la vie nue. Ce qui se trouve au-delà du fil, est du côté de la mort, ce qui se trouve en deçà, est du côté de la vie. C’est pourquoi on peut dire que le barbelé est littéralement « sacré », pas dans le sens du fameux mot latin sacer, mais dans le sens de sanctus. Comme le dit Benveniste, ces expressions ne sont pas synonymes, même si elles sont étroitement liées. Sacer désigne l’espace des morts, tandis que sanctus désigne la limite de cet espace – d’habitude, dans les cimetières, c’est le mur qui les entoure – qui en même temps est la frontière entre les mondes sacré et profane 21. Si l’expression « la vie nue », une expression controversée et parfois vivement critiquée, qu’Agamben prend de Walter Benjamin 22, doit être pourvue de sens, elle l’est dans ce contexte. Derrière le barbelé du camp, la vie nue a un sens précis, c’est une existence nue, dépouillée de toute autre qualificatif, qui se trouve au-delà de la frontière entre la vie et la mort – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’homo sacer d’Agamben reçoit le sobriquet de « mort vivant ». Comme Agamben le souligne dans l’analyse du paradoxe des droits de l’homme :

Une des rares règles que les nazis observèrent constamment lors de la « solution finale » fut celle d’envoyer dans les camps d’extermination les Juifs et les Tsiganes seulement après les avoir privés totalement de leur nationalité (même de cette citoyenneté de seconde classe qui était la leur d’après les lois de Nuremberg). Quand ses droits ne sont plus des droits du citoyen, l’homme alors est vraiment sacré, dans le sens que donne à ce terme le droit romain archaïque : voué à la mort 23.

On voit donc qu’il existe un lien interne entre l’exclusion politique et le barbelé – ici, la continuité avec la prairie américaine et la conquête de l’Ouest « sauvage » est évidente : ceux que les nazis déportent dans l’intérieur, nommé le camp, sont pris pour des éléments étrangers sociaux, des existences nues, privées de place à l’intérieur de l’ordre symbolique des droits politiques. La ségrégation, qui se manifeste dans le barbelé, est opérée sur la ligne de séparation entre l’inclusion symbolique et l’exclusion, de manière que l’espace du symbolique ne peut pas tolérer la présence d’une existence dépourvue du mandat symbolique.

Sur ce point nous arrivons au centre du paradoxe de la souveraineté des droits de l’homme. Ceux-ci – en tant que généraux et universels – apparaissent quand les droits spéciaux, par exemple les droits civiques découlant du statut de citoyen, n’ont plus d’effet. Mais, comme Agamben et avant lui Hannah Arendt 24 le rappellent, l’histoire a démontré le contraire : l’existence nue d’un individu ou d’une ethnie, privée de tous les droits politiques, a révélé la crise des droits de l’homme au lieu d’en prouver la validité. L’expérience historique du Troisième Reich établit, de manière la plus poignante, qu’une fois privé du statut de citoyen, l’homme se voit refuser non seulement les droits de l’homme mais tous les droits, ce qui le mène au camp et à la mort. C’est pourquoi certains auteurs déduisent de ce fait que les droits de l’homme ne peuvent que coexister avec les droits civiques sans pouvoir en être séparés 25.

L’impossibilité pour les droits de l’homme d’être autonomes, à laquelle nous sommes confrontés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, découle de la théorie de souveraineté et de la notion de nation (angl. nation). Avec le territoire, la nation est la deuxième notion clé qui, à travers l’histoire, définit de manière essentielle la forme de la souveraineté. Comme nous venons de le dire, la souveraineté de l’état est traditionnellement liée au territoire en tant qu’espace délimité, qui se distingue par cette qualité de la superficie non-délimitée, et où l’état exerce son pouvoir dans le sens de contrôle et de monopole sur l’utilisation de la violence et l’application de l’ordre juridique. D’autre part ‒ notamment après la révolution française et l’apparition de la soi-disant souveraineté populaire, c’est-à-dire après que la souveraineté passe du monarque au peuple 26 ‒ la souveraineté trouve sa légitimité dans la notion de nation. La souveraineté populaire signifie donc la souveraineté du corps biopolitique de la nation. Ici, le langage nous dévoile un fait longtemps oublié : l’expression nation trouve son origine étymologique dans le verbe latin naître (naquere), c’est pourquoi la naissance devient le moment biopolitique par excellence ‒ le moment où l’existence nue, le simple fait d’être né, s’inscrit dans le corps biopolitique de la nation 27. Appartenir à une nation précise – et par conséquent bénéficier des droits civiques – signifie, à l’époque, qu’on est né sur un territoire donné, contrôlé par le pouvoir étatique, donc on est né membre d’une nation ; c’est pourquoi, pendant longtemps, la nationalité est attribuée « par le sang », en fonction de la nationalité des parents, et ensuite par la naissance, selon le critère de la compétence territoriale.

Indifféremment des deux critères, ce qui n’a pas de place dans la structure de la souveraineté, c’est le statut de l’homme, privé de ses droits, sur le territoire d’un état 28. Un homme est soit citoyen (y compris naturalisé) soit étranger ; ceux qui, dans la première moitié du XXe siècle, n’ont pas de nationalité, ne peuvent pas vivre sur le territoire d’un état donné du fait de leur (non)statut. La sortie de secours de cette situation est la procédure de « naturalisation », c’est-à-dire une mesure juridique qui, en utilisant la fiction rétroactive de naissance et d’appartenance à la nation, octroie le statut de citoyen. La naturalisation dans ce sens est une fiction, selon laquelle une personne, après avoir obtenu la nationalité et l’appartenance à la nation, y appartient dès le début, c’est-à-dire depuis la naissance.

La figure représentant l’hétérogénéité radicale par rapport à la logique de la souveraineté, que nous venons de décrire, est évidemment la figure de réfugié, plus particulièrement de celui qui, dans le monde anglophone, est qualifié comme stateless, apatride. Il ne s’agit pas d’un étranger, citoyen d’un autre état, qui arrive dans le pays ; il s’agit plutôt d’une personne sans aucune nationalité ou bien, dans le cas le plus extrême, sans aucun statut – soit parce que l’état-mère le lui a retiré soit parce que l’état-mère a cessé d’exister. Et pourquoi la figure de réfugié ou de personne sans statut est-elle tellement problématique pour la logique de la souveraineté ? Parce qu’en présentant l’existence nue ou la vie nue – sans aucun statut ‒ elle manifeste et dénonce la fiction sur laquelle la souveraineté est basée : l’équivalence directe entre la naissance et la nationalité. Le réfugié ou la personne sans statut est une existence qui démontre que le statut symbolique de la nationalité ne couvre pas toutes les existences sur le territoire d’un état donné et qu’il n’y a pas de passage direct entre la naissance et la nationalité. C’est justement ce type d’existence que les nazis ont déporté au-delà du barbelé, dans des camps de concentration et d’extermination.

L’expérience d’holocauste entraîne, depuis les procès de Nuremberg, la consolidation du droit international en matière de protection des droits de l’homme pour mieux protéger les existences dépourvues de tout statut symbolique. Ce n’est que lors de ces procès qu’entrent rétroactivement en vigueur les catégories, jusque-là inconnues : crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocide 29. Grâce à l’adoption de ces catégories, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les états ou les groupements individuels ne peuvent plus perpétrer impunément des atrocités qu’Europe a connues jusqu’en 1945. En témoigne la création des tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie ainsi que, en 2002, de la Cour Pénale Internationale de la Haye, qui a été créée justement pour la répression de ce type de crimes 30.

Dans le contexte historique actuel, marqué par le phénomène des masses de réfugiés qui fuient les zones de guerre au Proche-Orient, l’intention de prévenir les massacres à motivation ethnique ou raciale et de protéger l’existence dépourvue de tout statut politique – qui, dans une certaine mesure, a constitué le noyau de l’Europe d’après-guerre – ne se transforme pas en son contraire, mais, de manière perverse, reste plutôt en vigueur. Nous pouvons nous demander quelle est la logique qui motive certains gouvernements européens – dont par exemple les gouvernements slovène et hongrois – à dresser le barbelé-rasoir sur les frontières nationales et donc clôturer leurs territoires, dans le contexte des migrations de masse ? Avant de donner au moins une réponse générale, il faut d’abord évoquer un aspect technique du barbelé qui en représente une nouvelle transformation et un nouveau chapitre de son histoire. Le vieux barbelé a la forme d’un faisceau de fils droit d’où, à des intervalles réguliers, sortent des pointes aiguisées, tandis que le barbelé-rasoir est fabriqué en rouleaux, qui peuvent être étendus en spirale, et où, au lieu de pointes, « poussent » des rasoirs. Cette modernisation technique présente une nouveauté : le barbelé-rasoir n’a plus besoin de poteaux. A la différence du vieux barbelé, le nouveau est autoporteur et autonome. Probablement ce n’est pas par hasard que dans ces qualificatifs se reflète l’« autonomie » politique du barbelé dans le sens où le barbelé, du moins dans l’espace politique slovène, s’impose comme un objet autonome, dont le sort ne dépend plus de ceux qui le mettent en place 31.

Ici, nous abordons le rôle politique ou administratif des nouvelles clôtures de fil qu’aujourd’hui nous pouvons voir aux frontières de plusieurs pays européens, soit membres de l’Union européenne soit en train d’y négocier l’adhésion. Pourquoi est-ce que ces états entravent et limitent l’arrivée massive de réfugiés du Proche-Orient en construisant des clôtures de barbelé-rasoir ? En général on pourrait dire qu’ils ne le font pas malgré les droits de l’homme, mais à cause d’eux et en leur nom. Au soutien de cette assertion, quoique scandaleuse au premier abord, il faut citer un exemple – qui en dit plus que la théorie – il faut citer une déclaration du premier ministre slovène actuel, docteur en droit, M. Miro Cerar. En 2015, quand les masses de réfugiés s’approchent de la frontière sud slovène – ce sont des réfugiés qui prennent la route dite des Balkans et viennent en Slovénie de Croatie (presque tous quittent la Slovénie pour aller vers l’Autriche, l’Allemagne et autres pays du Nord de l’Europe) – et quand de nombreux réfugiés entrent sur le territoire de la République de Slovénie en traversant la frontière dite verte – pour éviter les procédures de contrôle prévus par l’accord Schengen – le gouvernement de la République de Slovénie décide de construire des clôtures de barbelé-rasoir pour prévenir davantage d’entrées « illicites » en Slovénie. Le fait que les pays le long de la route dite des Balkans ne s’occupent pas tellement des réfugiés et de la protection de leurs droits et font plutôt en sorte que les masses ne restent pas sur leurs territoires et, éventuellement, demandent la protection internationale, le fait donc que chaque pays veille notamment à assurer la fluidité du flux migratoire traversant son territoire (il s’agit des expressions utilisées dans le discours politique officiel qui proviennent de l’hydrologie) – et la Croatie ne fait pas d’exception, de manière spectaculaire, elle oriente des masses de réfugiés vers la rivière Kolpa, qui forme la frontière et que les réfugiés traversent à pied, l’eau glaciale jusqu’à la taille – ce fait incite donc Cerar, premier ministre slovène, à déclarer au soutien de la construction de la clôture de barbelé-rasoir (je cite de mémoire): « La Slovénie ne doit pas permettre qu’ [à cause de froid et de fatigue] les gens meurent dans les champs slovènes 32 ». Cette déclaration est problématique parce qu’implicitement, les réfugiés peuvent mourir du côté croate de la frontière. Elle est problématique parce qu’elle ressemble à une version humanitaire de la fameuse phrase à la connotation raciste latente « pas dans ma cour ». L’essentiel, c’est que cette déclaration et les actes qui en découlent ne sont pas contraires au droit international et à la réglementation protégeant les droits de l’homme : en effet, l’état doit garantir l’accès aux procédures de protection internationale aux personnes qui se trouvent sur son territoire, c’est-à-dire si elles se trouvent à l’endroit où l’état exerce sa compétence territoriale ; si ces personnes ne réussissent pas à entrer sur son territoire, l’état n’est pas soumis à une telle obligation 33. Or, c’est ce que la clôture de fil a pour but : prévenir le contact entre le territoire étatique et l’existence nue, incarnée dans les réfugiés, qui, dans la plupart des cas, n’ont pas de papiers. L’expérience traumatisante historique provenant de la destruction massive de l’existence nue se manifeste aujourd’hui, de manière paradoxale et absurde, dans le fait que les états ne permettent pas à cette existence d’entrer sur leurs territoires – ce qui générerait certaines obligations juridiques – ou, au mieux, créent des corridors pour ces « flux migratoires ». Si les réfugiés s’arrêtaient sur leurs territoires respectifs, l’illusion d’un lien organique entre le territoire et la nation serait détruit ; il serait démontré que ce lien est contingent.

Et pourtant, même ce point extrême n’est pas le point ultime où la logique de la souveraineté et le phénomène des migrations de masse sont mis en court-circuit : les réfugiés restent une catégorie juridique et peuvent, en perspective, entrer dans le processus de la « naturalisation », dont nous avons parlé plus haut. Au début de la crise des réfugiés, en 2015, l’Allemagne est le pays qui, du moins au niveau déclaratif, suit cette logique, y compris en évoquant des arguments économiques comme l’arrivée de nouvelle main-d’œuvre et la revitalisation de la population vieillissante. L’arête que ce schéma de pensée ne peut pas avaler, c’est cette qualité de masse, c’est-à-dire la situation où la masse de personnes – à cause de son (sur)nombre – ne peut plus être soumise à la logique de la classification et de la différenciation de statuts, la logique de base de l’état de droit. Autrement dit, la masse de réfugiés est trop grande, mais son nombre excessif ne peut être perçu que du point de vue de la fonction étatique de classification et de différentiation 34. Les migrations de masse mettent cette fonction à mal dans la mesure où elles représentent le risque que le comptage et la classification s’écroulent ce qui entraînerait la présence de personnes « non-classifiées » sur un territoire donné, y compris des personnes n’ayant pas obtenu de protection internationale 35. Bref, ce que la logique de souveraineté ne peut pas accepter, c’est justement l’apparition d’une existence nue, dépourvue de tout statut, sur le territoire d’un état souverain.

De ce point de vue, le barbelé-rasoir, dont s’entourent de nombreux pays européens, est un moyen de séparation et de ségrégation entre la masse non-différenciée et le système juridique comprenant différents statuts (migrants économiques, réfugiés, etc.) ; il sépare deux mondes différents, le monde de comptage et de classification de la « terre sauvage non-différenciée 36 ». Si cette situation rappelle la logique du camp et de la prairie américaine, il faut pourtant souligner une différence importante : même si, aujourd’hui, la clôture de barbelé-rasoir est toujours fondée sur le point de séparation topographique entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’universalité extra-systémique des droits et l’extérieur non-différencié, il faut avouer qu’il s’agit d’une dynamique nouvelle par rapport à celle de la première et de la troisième utilisation paradigmatique du barbelé, telles que présentées par Razac : ce n’est plus l’intérieur qui exclut l’espace extérieur, mais au contraire, c’est l’intérieur qui s’extrait lui-même de l’extérieur. L’endroit de l’exclusion interne n’est plus le camp, c’est l’état qui se ferme à l’extérieur, où, de son point de vue, habite la masse non-classifiée et non-sélectionnée.

1 Viktor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, traduit de l’allemand et annoté par Elisabeth Guillot, Paris : Albin Michel, 1996, p. 35-36.

2 Ibid., p. 36; c’est moi qui souligne.

3 Au moment où l’on trouve à son domicile un ouvrage de la bibliothèque de Dresde, Klemperer est sauvé de la déportation et de la mort dans le camp uniquement « parce que ce volume [a] été emprunté au nom de [son] épouse aryenne, et bien sûr aussi parce que la notice qui [va] avec [a] été déchirée sans être décryptée » (Ibid., p. 37).

4 Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris : Flammarion, 2009, p. 70.

5 Razac, Histoire politique du barbelé, p. 70

6 Razac, Histoire politique du barbelé, p. 70.

7 Razac, Histoire politique du barbelé, p. 85.

8 La première édition date de 2000 (note de la rédactrice).

9 Les scènes que nous avons pu voir à la frontière slovéno-croate en automne 2015, celles des animaux mortellement blessés pour avoir voulu traverser la clôture de barbelé-rasoir, avaient été vues pour la première fois au XIXe siècle aux Etats-Unis.

10 D’où le rôle clé de la figure ambiguë de géomètre (lat. agrimensor), qui a pour tâche d’effacer les frontières existantes et d’en tracer de nouvelles, bref, de délimiter l’espace et donc de transformer la terre non-délimitée en territoire. Giorgio Agamben aborde ce thème dans son œuvre monumentale Homo sacer : Le pouvoir souverain et la vie nue (traduction slovène, Ljubljana : Študentska založba, 2004, p. 96) et dans l’essai « K. » où il établit le lien entre le géomètre de droit romain et celui du roman Le Château de Kafka. Voir, en ce qui concerne ce thème, mon essai « Agambenov Kafka » (Kafka selon Agamben ; en slovène dans Problemi, no. 6–7, 2009, p. 141–166).

11 Voir Michel Foucault, Security, Territory, Population. Lectures at the Collège de France, 1977–1978, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2007.

12 Voir Razac, Histoire politique du barbelé, p. 23, 37.

13 Voir, entre autres, Gilles Deleuze et Félix Guattari, A Thousand Plateaus, Minneapolis : University of Minnesota Press, p. 174 sq.

14 Razac cite la description suivante : « […] les Indiens n’avaient pas encore soupçonné, avant l’arrivée des Blancs, que la terre pût appartenir à quelqu’un en particulier, et ne pas être le bien commun de tout ce qui vit à sa surface […] La tribu indienne habitait un territoire qui s’équilibrait avec ses besoins et le nombre de sa population, ceci sans qu’il soit question pour elle de frontières et de clôtures. »Razac, Histoire politique du barbelé, p. 37.

15 Ici, la « langue est plus sage » qu’on ne le croit : selon l’explication claire du philosophe italien Roberto Esposito, l’expression « propriété » dénote quelque chose qui est « propre » (et contraire à ce qui est « étranger »), l’expression qui trouve son origine dans le mot romain proprium et qui ne désigne pas seulement la propriété individuelle, mais la propriété qui est acquise et apportée « sur la pointe de lance » ; un Romain considère comme propre ce qui est manu captum, mancipium – ce qui est pris par l’arme. (Roberto Esposito, Immunitas: Zaščita in negacija življenja, (Immunitas : protection et négation de la vie) traduit en slovène par Boštjan Nedoh, Ljubljana : Študentska založba, 2014, p. 43). Le fait qu’elle soit acquise par la violence est l’essence de la propriété. C’est d’ailleurs valable pour la conquête de « l’ouest sauvage » : pour garantir aux citoyens productifs le droit aux quatre-vingts hectares de propriété privée, il faut d’abord chasser les indigènes nomades non-productifs ou du moins détruire leur culture.

16 En ce qui concerne les mécanismes de la condensation et du déplacement, voir Sigmund Freud, Interprétation du rêve (traduction slovène Interpretacija sanj, Ljubljana : Studia Humanitatis, 2000, p. 265–292).

17 Voir Michel Foucault, Življenje in prakse svobode (essais choisis), Ljubljana : Založba ZRC, 2007, p. 88–109.

18 Voir Agamben, Homo sacer, p. 8–16.

19 Voir Razac, Histoire politique du barbelé, p. 85-86.

20 Voir Razac, Histoire politique du barbelé, p. 100.

21 « Ce qui est sanctus, c’est le mur, mais non pas le domaine que le mur enceint, qui est dit sacer ; est sanctum ce qui est défendu par certaines sanctions. […] On dirait que le sanctum, c’est ce qui se trouve à la périphérie du sacrum, qui sert à l’isoler de tout contact. (Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes (tome 2), Paris : Minuit, 1969, p. 190).

22 Voir Walter Benjamin, «  Critique de la violence » (traduction slovène »H kritiki nasilja«, Razpol 12, 2002, p. 119–142).

23 Giorgio Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris : Payot & Rivages, 2002, p. 33.

24 Voir, entre autres, le chapitre « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme » dans Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (traduction slovène Izvori totalitarizma, Ljubljana : Študentska založba, 2003, p. 345–348).

25 Étienne Balibar présente cette pensée dans l’essai « Hannah Arendt, the Right to Have Rights, and Civic Disobedience », dans Étienne Balibar, Equaliberty: Political Essays, Durham et Londre : Duke University Press, 2014, p. 165–186.

26 En ce qui concerne les conséquences de ce passage, voir l’excellente étude d’ Eric L. Santner, The Royal Remains: The Peopleʼs Two Bodies and the Endgames of Sovereignty, Chicago : University of Chicago Press, 2011, p. 3–86.

27 Agamben analyse ce point en détail dans son texte précité auquel je fais référence.

28 Dans leur relation avec les réfugiés d’Europe (mais pas avec les indigènes,) les Etats-Unis représentent une exception et se distinguent, sur ce point, des états européens, puisque les Etats-Unis ne correspondent pas à la notion traditionnelle d’« état-nation » parce que la nation n’y est pas comprise dans son sens étroit ; ce que démontrent les expressions comme « Afro-américains » ou « Italo-américains » à travers lesquelles se manifeste l’hétérogénéité de la population américaine. C’est ce qu’explique Davide Tarizzo, entre autres, dans »Dopo lʼeuro: LʼEuropa dellʼospitalità«, Iride, no. 3, 2013, p. 597–616.

29 Voir entre autres Seyla Benhabib, Les droits des autres. Étrangers, résidents et citoyens (traduction slovène Pravice drugih: Tujci, rezidenti, državljani, Ljubljana : Krtina, 2010, p. 11–15).

30 Ici on laisse de côté le fait que même ces institutions internationales sont soumises au paradoxe horizontal de la politique internationale selon lequel leur autonomie n’est pas absolue mais relative, puisqu’elle dépend de l’acceptation et de la reconnaissance de la part des états dont les actes sont contrôlés et poursuivis par ces institutions. Ici, le problème de la puissance globale et de l’hégémonie entre en jeu ; concrètement, cela veut dire que les Etats-Unis, par exemple, à cause de leur poids politique, ne seront jamais traités de la même manière qu’un autre état, plus petit et moins influent.

31 Cette « indépendance » du fil –au cours de l’année dernière en Slovénie, ce fil s’est scindé en lui-même et clôture en panneaux en tant que son substitut « plus cultivé » qui réintroduit, sous forme du « retour de l’opprimé » symptomatique, la version « primitive » du fil sur la clôture en panneaux, ce qui démontre cette libération au niveau du discours – est présenté et développé par Tadej Troha dans son article « Žica na panelni ograji » (Fil sur la clôture en panneaux), Dnevnik, 21. juin 2016 (voir www.dnevnik. si/1042741296, dernier accès le 8. oct. 2016).

32 La déclaration de Cerar datant du 10. nov. 2015 porte le même message (ici je cite l’information officielle publiée sur le site gouvernemental slovène, qui résume la déclaration prononcée à la conférence de presse le même jour) : «  Dans les prochains jours, la Slovénie peut faire face à la troisième vague exceptionnelle de réfugiés. Comme Cerar l’explique, l’Autriche et l’Allemagne diminuent l’afflux de réfugiés. L’Autriche a fait savoir qu’elle allait accepter au maximum 6 000 réfugiés par jour et l’Allemagne ferait de même. C’est pourquoi il peut arriver que des milliers de personnes restent en Slovénie. Avec l’hiver et le froid cela peut aboutir à une catastrophe humanitaire parce que la Slovénie n’a pas assez de capacités d’hébergement, de nourriture, de boissons, de vêtements et de soins. Il souligne que la Slovénie en tant que pays solidaire essaie d’augmenter ses capacités, notamment celles d’hébergement avec chauffage, nécessaire en cette période de l’année. Il est essentiel que le flux ne soit pas entravé parce que la Slovénie, qui est le plus petit pays de la route des Balkans, dispose de capacités de soins et d’hébergement limitées. Comme le souligne le premier ministre, une retenue accompagnée d’une dynamique disproportionnée d’affluence et de flux de sortie peut mettre en danger la sécurité en Slovénie et, plus largement, en Europe.» (Voir www.mnz.gov.si/si/novinarsko_sredisce/novica/article/12137/9484/9776a65052b2a21512f9a63a8ed89cb3, dernier accès le 8. oct. 2016.) Comme Tadej Troha le constate, ce schéma mental selon lequel nous pouvons « accueillir autant de réfugiés que nous pouvons approvisionner » est « l’application formelle directe de la formule d’austérité », datant de la crise financière, selon laquelle nous « ne pouvons dépenser plus que nous ne produisons ». (Tadej Troha, Intervencije v nepovratno (Interventions dans l’irréversible), Ljubljana : Društvo za teoretsko psihoanalizo, 2015, p. 236.)

33 Le constat que les autorités slovènes agissent selon cette conviction est étayé par le fait qu’au cours des premiers jours de la construction de clôture de fil, celle-ci est parfois montée sur le territoire croate ; la Croatie proteste et reproche à la Slovénie de préjuger la frontière, qui est l’objet du litige en cours devant la cour d’arbitrage.

34 Des philosophes modernes, parmi lesquels figurent Agamben, Alain Badiou et Jacques Rancière, rappellent, depuis des décennies, que le comptage, la classification et la différenciation sont des fonctions essentielles de l’état moderne (c’est Michel Foucault qui en parle le premier). (Voir, entre autres, Alain Badiou, « Peut-on penser la politique ? » ; Jacques Rancière, La mésentente). Personnellement, je prends mes distances par rapport à la conclusion que Badiou et Agamben tirent de cette critique de l’état : la condition post-étatique n’est pas libératrice par avance – en fait, les réfugiés arrivent souvent de régions pouvant être qualifiées comme telles – mais peut aussi bien représenter une régression historique vers les conditions pré-étatiques marquées de relations de dépendance personnelle. Comme Slavoj Žižek le rappelle, aujourd’hui, de nombreux pays du tiers monde fonctionnent de cette manière, c’est-à-dire comme des états de iure, mais qui en fait sont contrôlés par des organisations criminelles et des relations tribales de dépendance personnelle – voire d’asservissement – et qui sont les mieux intégrés dans le moteur du capitalisme mondial.

35 L’incapacité de l’état de tolérer, sur son territoire, l’existence dépourvue de tout statut, c’est-à-dire l’existence sans statut de protection internationale ou de réfugié, apparaît le mieux dans le fait que l’Allemagne déporte les gens, dont la demande de protection internationale a été rejetée, vers le pays d’origine.

36 Ce qui n’est pas perçu par ce « regard étatique », ce sont les ségrégations internes ultérieures au sein des masses de réfugiés ou de migrants. La prise en compte de ce fait prévient qu’ils soient « rendu exotiques », ce qui, d’ailleurs, arrive parfois aux études en matière des migrations, qui, inconsciemment, partagent le point de vue qu’elles critiquent.

 


A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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