L’insertion des personnes condamnées : police ou politique ?


Ce texte est issu d’une intervention aux Journées internationales de la recherche en milieu pénitentiaire, Insertion et désistance des personnes placées sous main de justice, à L’Ecole Nationale de l’Administration Pénitentiaire, Agen, 2010

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Introduction : Police et politique

Le problème de l’insertion est habituellement présenté comme celui de la recherche d’un bon rapport entre l’économique et le social, c’est-à-dire entre la logique de l’échange marchand des biens et des services et la logique du lien social, de ce qui permet d’assurer la cohésion de la société. Et, d’une manière générale, on nomme « politique » le problème de ce rapport. La politique interviendrait pour régler le rapport entre l’économique et le social par une série d’instruments (législatifs, réglementaires, incitatifs etc.). Or, pour le philosophe Jacques Rancière, si l’on en reste là on rate, ou on oublie, la dimension proprement politique de phénomènes comme l’exclusion ou l’inégalité. Il ne s’agit que d’un tableau à deux dimensions : l’économique et le social, et le rapport entre ces deux dimensions n’en créé pas une troisième, il y manque précisément la perspective politique. Il faut donc opérer une mise en perspective en replaçant le problème de l’insertion dans un système à trois dimensions : l’économique et le social qui forment le plan homogène que Rancière appelle « police » et la politique comme troisième dimension hétérogène.

Pour Rancière, la police est « l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution1. » Le fait de nommer police ce qui se nomme habituellement politique n’est pas ici de l’ordre de la provocation. Rancière précise qu’il se base sur le premier sens du mot police qui désigne, dès le 18e siècle, des techniques de gouvernement dont la finalité générale est de produire et de conserver l’ordre social. La police telle qu’on l’entend aujourd’hui n’en est qu’une partie, qu’on peut appeler alors la « basse police ». Par ailleurs, Rancière dit clairement que toutes les formes de police ne se valent pas, il y a des polices sociales meilleures que d’autres, des manières de conserver l’ordre social tout à fait préférables à d’autres. La distinction entre police et politique n’est pas de valeur mais de nature, la politique n’est pas une bonne police, elle est autre chose que la police. « La politique existe là où le compte des parts et des parties de la société est dérangé par l’inscription d’une part des sans-part. Elle commence quand l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui s’inscrit en liberté du peuple2. » Dit autrement, la politique se distingue radicalement de la police comme l’affirmation idéale de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui se distingue de l’agencement hiérarchique concret du social. Cette affirmation de l’égalité a beau être « idéale », elle n’en possède pas moins des manifestations concrètes, par exemple par son inscription sur des bâtiments publics de la République, à commencer par un certain nombre de tribunaux, mais pas sur les prisons… Il s’agit donc d’abord de circonscrire, très schématiquement bien sûr, ce qui tient à la politique et ce qui tient à la police dans le domaine de l’insertion des personnes condamnées, afin de dégager quelques pistes de réflexion sur une politisation de cette insertion.

1. Proportionnalités et justices

Pour tenter de clarifier la différence entre économie, social et politique, Rancière s’appuie sur un jeu de proportionnalités, sur la distinction classique entre plusieurs conceptions de la justice et de l’égalité. La première conception est celle de la justice commutative reposant sur une égalité arithmétique dont la forme la plus simple correspond à l’équation « a=b ». Cette forme d’égalité est propre aux échanges économiques et à la justice, en particulier pénale, que l’on peut appeler rétributive. Elle doit régler l’échange des biens périssables et des maux humains. Le problème propre à cette égalité et à cette forme de justice est de trouver le bon b qui rétablisse ou maintienne l’égalité, trouver le bon prix pour telle marchandise, trouver la bonne peine pour telle infraction.

La deuxième conception est la justice dite distributive reposant sur l’égalité géométrique dont l’équation basique est de la forme « a/b=c/d ». Cette forme d’égalité s’impose lorsqu’il ne s’agit plus simplement d’échanger des choses homogènes mesurées selon leurs quantités mais de les répartir selon la qualité des bénéficiaires. Autrement dit, lorsqu’il est question de la répartition des pouvoirs dans une société, la simple équation a=b ne suffit pas. L’égalité dont il est question n’est plus à établir entre deux choses mais entre deux individus naturellement inégaux. C’est ainsi du moins que Platon pose le problème dans la République. Partant de la définition de la justice selon laquelle il faut rendre à chacun son dû, il distingue la justice économique : ce qui est dû, c’est la valeur échangée, et la justice « politique » ou « sociale » selon laquelle ce qui est dû dépend du mérite de chacun. Le problème de cette équation est donc de trouver les dénominateurs inégaux b et d de telle manière que l’on rétablisse l’égalité entre les numérateurs inégaux a et c. Pour Platon, les pouvoirs dans la société doivent être répartis selon le mérite de chacune des parties de cette société, mérite basé sur une inégalité de nature. A l’inverse, cette logique de traitement inégal de l’inégal afin de rétablir une égalité peut aussi fonder une justice corrective, proprement sociale, pour laquelle il s’agit de donner plus à ceux qui ont moins. L’insertion par l’économique repose ainsi, d’une manière très schématique, sur des dispositifs rompant avec la logique purement économique et cherchant à compenser des inégalités d’accessibilité au marché du travail par des mécanismes de protection, de soutien ou de stimulation. Comme le dit plus largement Robert Castel, les politiques d’insertion « obéissent à une logique de discrimination positive : elles ciblent des populations particulières et des zones singulières de l’espace social, et déploient à leur intention des stratégies spécifiques. Mais si certains groupes, ou certains sites, sont ainsi l’objet d’un supplément d’attention et de soins, c’est à partir du constat qu’ils ont moins et qu’ils sont moins, qu’ils sont en situation déficitaire3. »

Pourtant, selon Rancière, la répartition harmonieuse des parts de la communauté n’est pas du tout de l’ordre de la politique. La politique est, tout au contraire, la contestation des répartitions existantes, c’est-à-dire de l’ordre social reposant sur une certaine structuration hiérarchique. Mais cette contestation ne se fait pas au nom d’une meilleure répartition, on en resterait à un niveau de police sociale, elle se fait au nom de ce qui vient perturber toute répartition hiérarchique, c’est-à-dire l’affirmation de l’égalité, comme égalité démocratique, égalité du démos, du peuple, selon l’équation: a=b=c=d… d’où « a=x ». « L’égalité de n’importe qui avec n’importe qui4 ». Cette égalité de ceux qui ne sont pas censés être égaux, ni selon la logique économique, ni selon la logique sociale est la seule égalité proprement politique. Rancière trouve la forme la plus fidèle de cette égalité démocratique dans « l’institution » athénienne du tirage au sort pour désigner des magistrats possédant une véritable responsabilité exécutive. Le problème de cette égalité va donc être de pointer tous les cas où a n’est pas égal à x, c’est-à-dire où il apparaît un litige entre l’égalité démocratique présupposée et l’inégalité de fait des positions sociales.

2. Problèmes de l’insertion et de l’égalité

A ces trois équations, à ces trois égalités, à ces trois justices correspondent trois problèmes que l’on peut rapporter à la question plus précise de l’insertion. En premier lieu, le problème propre à la logique économique (qui est aussi celle de la justice rétributive) consiste à produire de l’inégalité sociale. En traitant d’une manière égale ce qui est inégal, soit on renforce l’inégalité de départ, soit on produit une injustice (selon cette logique économique). Par exemple, si l’on impose les mêmes exigences d’embauche ou de performance à des individus déjà inégaux selon ces critères, on ne peut que creuser l’écart qui les sépare. A l’inverse, si l’on demande plus d’impôts à ceux qui sont riches qu’à ceux qui sont pauvres, cela est injuste du point de vue de la stricte logique économique (cela est d’autant plus vrai que l’on demande plus, non seulement valeur fixe, mais aussi en pourcentage)

En second lieu, la correction des inégalités arithmétiques par des mécanismes de protection ou de répartition pose un triple problème. D’une part, la justice distributive de l’insertion peut être perçue comme perturbant le jeu économique et donc produisant finalement plus d’exclusion. En faussant les lois du marché par une logique extrinsèque, les mécanismes de protection ou de répartition auraient pour conséquence de diminuer les performances du système de production et d’échange et donc de provoquer une baisse générale du niveau de vie, pour les plus pauvres aussi. D’autre part, cette intrusion d’une logique sociale dans la logique économique peut également être perçu comme une injustice. Il est économiquement injuste, en particulier en terme d’équité de la compétition, de produire des biens dans des sphères protégées des règles économiques, pour les réinjecter ensuite sur le marché des échanges normaux. A l’inverse, l’intégration des logiques de marché dans le social au nom de son efficacité reproduit des inégalités, des sélections où les plus « faibles » sont écrasés par « l’aide » elle-même. Le rêve du social serait finalement de résoudre ces trois problèmes en trouvant l’adéquation parfaite entre les deux logiques. « Le social s’est désormais scindé. Seule sa partie gestionnaire est valorisée. Son côté préventif et promotionnel est oublié. Or, son efficacité symbolique suppose que ces deux aspects incompatibles soient tenus ensemble5» Pourtant, le problème de cette adéquation, que l’on appelle à tort politique, est en fait essentiellement un problème technique : la reconduction sans fin de la recherche d’un réglage parfait et impossible dans l’articulation de l’économique et du social. Cet « idylle » entre l’économique et le social comme projet de société, Rancière se propose de l’appeler « démocratie consensuelle » ou forme non politique de la démocratie.

Mais, en troisième lieu, même si on imagine une insertion « idéale », c’est-à-dire qui réglerait les deux premières inégalités, on en resterait encore, selon Rancière, au niveau de la police. On ne ferait toujours pas de politique. Il y aurait un reste : le problème de l’égalité politique, de n’importe qui avec n’importe qui. Que manque-t-il réellement au double niveau de la police ? La police sociale fait comme s’il était possible de donner à chacun ce qui lui est dû et comme si ce problème était la politique elle-même. La politique dit autre chose, il y a nécessairement un écart, impossible à combler, entre des conditions sociales, toujours hiérarchisées en parties de la société, et l’affirmation de l’égalité démocratique, de l’égalité du peuple. La politique ne consiste pas à combler cet écart mais, au contraire, à le faire apparaître. Dit schématiquement, une revendication sociale consiste à demander le respect – dans le sens de la prise en compte – d’une position d’inégalité : « Vous voyez que je suis moins que vous (ou je suis plus que vous) et je revendique une compensation de cette inégalité. » Une action politique consiste à imposer le respect d’une position d’égalité fondamentale à partir d’un constat d’inégalité conjoncturelle : « Cette situation d’inégalité n’est pas acceptable parce que, non seulement elle contredit l’égalité formelle démocratique, mais surtout parce qu’elle n’est possible que grâce à la légitimation démocratique. » Le litige politique dans la démocratie consensuelle ne consiste pas à se plaindre des inégalités, mais à montrer que ces inégalités ne sont possibles que sur la base du présupposé démocratique (et de la (fausse) promesse sociale de l’égalité) qui légitiment l’ordre social existant. La politique ce n’est pas la revendication interminable d’une égalité toujours à venir, « mythe de Sisyphe6 » de l’insertion, mais l’affirmation forcément litigieuse d’une égalité, à la fois fantomatique et insistante.

3. Condamnés, litige et « conflictualisation »

Mécompte pénitentiaire. Or, dans le cas des personnes condamnées, en particulier détenues, l’inévitable litige entre politique et police prend une importance particulière. Un détenu est dans une position d’impossible correspondance entre son statut social et son existence politique. « Je suis détenu. Il n’y a pas plus bas dans la société, au niveau de la bassesse, au niveau social7. » Cette impossible correspondance, vraie pour toutes les parties de la société, ne peut qu’être plus évidente, plus insistante, pour le dernier degré de la hiérarchie sociale. Or, cette situation extrême, ne peut que faire apparaître la dimension profondément politique de l’incarcération pénitentiaire. En ce sens que ce qui légitime la peine est en même temps ce qui ne peut pas être pris en compte dans son exécution. C’est en tant que citoyen à part entière qu’un individu est puni, mais cette punition ne peut pas le considérer comme un citoyen à part entière. Chez Rousseau déjà, celui qui rompt le contrat social, il faut le considérer comme un ennemi qui n’est plus sous la protection des lois. La punition a gardé cette dimension classique d’exclusion du corps politique et, si l’on continue d’enfermer, ce n’est certes pas d’abord pour réinsérer mais pour neutraliser des individus considérés comme des menaces. Le mécompte, le litige comme impossible adéquation des logiques économiques et sociales avec l’égalité démocratique, à l’origine de toute situation politique, est présenté par la peine de prison avec une très grande pureté.

A partir de ce mécompte inévitable, on voit bien la double difficulté de tout processus d’insertion des détenus, et des condamnés d’une manière générale. D’une part, la difficulté va être permanente pour les faire bénéficier de dispositifs de « droit commun ». Soit que ces dispositifs les « rejettent » du fait de leur statut, soit qu’il ne puissent y accéder du fait de différentes carences, par stigmatisation ou par sélection. La réinsertion sociale se heurte, ici plus clairement qu’ailleurs, à l’oubli de la dimension politique de la situation d’inégalité. Les condamnés représentent précisément cette partie de la société qui n’est pas politiquement « comptable » ou difficilement comptable. Cette exclusion politique est une difficulté permanente pour les tentatives d’insertion sociale8. Dit autrement, avant de travailler sur les facteurs d’inégalité sociale, encore faudrait-il partir d’une affirmation, nécessairement litigieuse au regard de la peine, de l’égalité politique. D’autre part, la notion d’insertion sociale comme dernier mot d’une promotion de la citoyenneté des condamnés ne cesse de se heurter à l’aporie suivante : même si l’on imagine un dispositif d’insertion « idyllique », il n’aura pas encore produit le début d’une citoyenneté politique. Au mieux, cette insertion idéale peut créer des travailleurs-consommateurs, des individus « responsables » ou normaux pour ce qui concerne l’obéissance à la loi, plus certainement elle se contente de les inclure dans le processus interminable de leur réinsertion, mais elle n’a rien à voir avec la citoyenneté. Comme le disait Robert Castel à propos des mesures de réinsertion dans le cadre des politiques de la ville : « il faut être singulièrement optimiste pour voir dans ces pratiques de maintenance les prémices d’une « nouvelle citoyenneté ». On ne fonde pas de la citoyenneté sur de l’inutilité sociale9. »

Identité et déclassification. Le consensus comme idylle des deux parties de la police – l’économique et le social – ne peut pas prendre en compte la singularité politique du condamné (et encore moins du détenu). La violence spécifique du consensus peut s’exprimer alors dans des formules du type : « usager du service public pénitentiaire ». Un détenu ne serait alors qu’un usager comme un autre, un usager qui n’aurait donc plus que des problèmes techniques et certainement pas politiques, du type « comment optimiser le service qui m’est rendu ? » Ce détenu ou ce condamné-usager aurait pour tâche « politique » essentielle de réclamer ce qui lui est dû en tant que détenu, c’est-à-dire comme dernier degré de la société. Il serait dans cette position paradoxale de devoir d’abord revendiquer sa dégradation sociale afin d’obtenir les compensations supposées l’amener vers une inaccessible citoyenneté. A l’inverse, la démarche politique consiste à « se compter comme incompté10 », c’est-à-dire non pas comme détenu mais au contraire comme n’importe quoi qu’un détenu n’est pas censé être. La subjectivation politique est tout le contraire d’une revendication catégorielle, c’est une puissance de « déclassification des espèces sociales11»

Dans ce sens, deux types d’actions en prison semblent se rapprocher d’une politisation de la question de l’insertion. A un premier niveau, il s’agirait de tout projet qui permettrait à des détenus de défaire leur appartenance à une catégorie naturalisée par l’approche simplement sociale. Très certainement, à travers des projets de création artistique mais aussi certains projets sportifs12, des individus assignés à la « dernière » place dans la société montrent, prouvent par une action visible, qu’ils sont aussi tout autre chose, finalement impossibles à assigner, à enfermer dans une forme naturalisée de subjectivité. « L’être-ensemble politique est un être-entre : entre des identités, entre des mondes. [« L’identité » politique] est le nom donné à des êtres situés entre plusieurs noms, plusieurs identités, plusieurs statuts : entre une condition de manieur bruyant d’outils et une condition d’être humain parlant, entre une condition de citoyen et une condition de non-citoyenneté ; entre une figure sociale définissable et la figure sans figure des incomptés13. » A un deuxième niveau, se placeraient tous les dispositifs capables de restituer à des détenus une parole politique égale à toute parole politique. Ceci passant nécessairement par la création paradoxale de scènes polémiques, c’est-à-dire de lieux d’affrontement au sein même du lieu conçu pour neutraliser tout affrontement.

La scène polémique et la conflictualisation. « Une subjectivation politique, c’est une capacité de produire ces scènes polémiques, ces scènes paradoxales qui font voir la contradiction de deux logiques, en posant des existences qui sont en même temps des inexistences ou des inexistences qui sont en même temps des existences14. » En prison, de telles scènes polémiques supposeraient que les détenus puissent faire valoir leur égalité en tant que citoyens, cette égalité qui permet leur punition (existence qui est en même temps une inexistence), dans la situation même de leur assujettissement comme détenus (inexistence qui est en même temps une existence). Cette égalité pourraient passer par une mise en question de leur situation sous tous ses angles grâce à ce qu’Antoinette Chauvenet appelle des « espaces de conflictualisation ». « En prison non seulement les lieux de conflictualisation sont absents mais ils ne peuvent trouver place par définition, compte tenu de la nature du rapport politique au détenu. C’est bien parce que la conflictualisation est impossible, sinon à la surface des relations, que la violence fait irruption15. » A un premier niveau, l’expression du conflit peut porter sur la vie en détention elle-même. Non pas simplement sur les conditions de détention dans une perspective humanitaire, mais sur la situation de la détention dans une perspective politique. Or, « les mouvements collectifs, la syndicalisation, la manifestation, les lieux de débats où pourraient s’exprimer désaccords, conflits et oppositions, c’est-à-dire les moyens habituels de conflictualisation sont interdits et passibles de sanction. […] Les détenus ne sont pas avec l’institution dans un rapport d’égalité, mais d’autorité16. » Comme chacun sait, la France se distingue par une incapacité singulière pour accepter ces espaces de conflits alors que plusieurs pays comme le Canada ou l’Espagne ont mis en place des espaces de parole, des dispositifs de représentation et même de décision, avec toute les limites et les ambiguïtés que cela suppose17. C’est que cette difficulté trouve ses racines à un niveau plus profond : « La privation de liberté est prononcée au nom de la société, et aux Assises, au nom du peuple français, dans le but de punir et de neutraliser ceux qui ont transgressé la loi. Dans ces conditions, si conflit il pouvait y avoir, ce serait entre le détenu et l’ensemble de la société ou le peuple français18. » Voilà l’os de la question. L’aporie à laquelle mène cette mise en perspective politique de la question de l’insertion des condamnés est la suivante : la peine et l’exercice de la politique sont dans un rapport d’exclusion réciproque. Alors même que la seule finalité consensuelle d’une peine républicaine et démocratique est de restituer la citoyenneté du condamné, elle ne peut réellement que produire, au mieux, des « citoyens » de seconde zone, au pire des ennemis de la société.

Mais alors à quoi peut bien servir cette aporie pour les acteurs de l’insertion pénitentiaire, sauf à les culpabiliser ou à les déprimer ? Comme toujours, la mise au jour aporétique ne sert qu’à ceux qui acceptent le fond paradoxal de toute situation problématique. A ceux qui savent que la vie est faite de ce fond et qui, loin de se sentir désarmés, sont capables de se poser cette question folle : Comment travailler avec le paradoxe ? Avec la conviction que, de toutes les façons, cela vaudra toujours mieux que le déni propre au consensus.

1 Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p. 51

2 Jacques Rancière, La mésentente, p. 169

3 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Folio essais, 1999, p. 676

4 Jacques Rancière, La mésentente, p. 35

5 Michel Autès, Les paradoxes du travail social, Dunod, 2e édition, 2004, p. 207

6 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, p. 675

7 Antoinette Chauvenet, Madeleine Monceau, Françoise Orlic, Corinne Rostaing, La violence carcérale en question, Centre d’Etude des Mouvements Sociaux CNRS/EHESS, Groupe de Recherche sur la Socialisation Université de Lyon 2, janvier 2005, p. 37

8 Voir, par exemple, Antoinette Chauvenet, Catherine Gorgeon, Christian Mouhana et Françoise Orlic, « Entre social et judiciaire : quelle place pour le travail social de milieu ouvert ? », Archives de politique criminelle, 2001/1, n°23, p. 83 : « Le caractère non essentiel de l’exécution des peines prend la forme du « principe » de less eligibility, ou de la réaction sociale qui, dans un contexte de ressources des plus limitées, accordera la priorité à ceux de ses clients, à situation sociale ou sanitaire égale, qui n’ont pas d’affaire avec la justice. La collaboration des partenaires [des Services pénitentiaires d’insertion et de probation] doit donc se gagner de haute lutte. »

9 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, p. 694

10 Jacques Rancière, La mésentente, p. 162

11 Ibid., p. 121

12 Sur ce point voir, par exemple : Laurent Gras, « Détenus en permission de sortir sportive : une expérience marquante », Champ pénal / Penal field, nouvelle revue internationale de criminologie [En ligne], Vol. II | 2005, mis en ligne le 13 novembre 2009, Consulté le 06 juillet 2010. URL : http://champpenal.revues.org/234

13 Jacques Rancière, La mésentente, p. 186

14 Ibid., p. 66

15 Antoinette Chauvenet, Madeleine Monceau, Françoise Orlic, Corinne Rostaing, La violence carcérale en question, p. 178

16 Ibid.

17 Voir en particulier l’article de Gilles Chantraine portant sur le Canada : « La prison post-disciplinaire », Déviance et Société, 2006/3 (Volume 30)

18 Antoinette Chauvenet, Madeleine Monceau, Françoise Orlic, Corinne Rostaing, La violence carcérale en question, p. 178


A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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