Pensée de la mort comme absolu et vitalité philosophique


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Il s’agit de s’interroger sur les rapports entre médecine, philosophie et santé, plus particulièrement sur la différence, voire l’incommensurabilité de deux pensées (et pratiques) de la santé : l’une que l’on pourrait appeler médicale, l’autre philosophique. Plus précisément, le questionnement portera sur la question de la mort, ou plutôt de la pensée de la mort, qui est par définition hors du champ d’opération technique de la médecine, alors qu’elle est le point culminant d’une certaine vitalité philosophique.

Afin de déplier ce problème, partons d’une image de la médecine1. Image triple de la médecine comme une diététique des excès, une énergétique de la performance et une cybernétique de la normalité – médecine corrélative d’une triple santé de l’équilibre, de l’efficacité et de l’intégration.

Ces trois dimensions sont descriptibles historiquement (généalogiquement aurait dit Foucault) et techniquement :

– La médecine du régime provient de la médecine hippocratique de l’équilibre des humeurs et du temps des machines mécaniques et hydrauliques ;

– La médecine de l’énergie ou « calorique » apparaît au 19e siècle dans un rapport étroit avec le développement du machinisme et de la thermodynamique ;

– La médecine cybernétique se développe avec les grands systèmes de santé publique basés à la fois sur une pratique épidémiologique et sur la prévention et la normalisation de masse. Ces systèmes supposent l’utilisation de machines informationnelles en réseau.

Bien sûr, à ces trois médecines correspondent trois images du médecin : le médecin comme pilote du malade afin d’éviter les écueils de la vie, comme machiniste chargé d’assurer l’efficience du moteur humain et comme ingénieur chargé du fonctionnement des systèmes sociaux de gestion sanitaire. Précisons, qu’évidemment, ces trois images ne sont pas limitatives d’autres dimensions du métier et surtout qu’elle ne se sont pas succédées mais se sont sédimentées et coexistent dans la pensée et la pratique médicale actuelle, d’une manière non harmonieuse d’ailleurs.

Partant de là, je voudrais faire jouer un jeu d’opposition entre la pensée de la mort impliquée par ces trois dimensions de la médecine et trois pensées philosophiques de la mort chez les stoïciens, Nietzsche et Deleuze, qu’on peut lire comme réagissant aux conséquences éthiques, ou plus simplement existentielles, d’une telle manière de vivre.

À chaque fois, le problème se concentrera sur un certain rapport au temps. Pour le dire déjà très brièvement : Le rapport médical au temps est tourné vers le futur, il est relatif, inquiet et finalement fondamentalement impuissant. Le rapport au temps que ces philosophies tentent de penser est dans le présent, absolu, innocent et correspond à notre plus haute puissance.

Précisons donc le rapport au temps et à la mort qu’impliquent les trois pensées de la médecine avec, à chaque fois, son contre-point philosophique.

La médecine du régime comme pilotage implique une certaine projection dans le futur. Il s’agit d’établir la probabilité de l’accident vers lequel on s’avance à partir d’une connaissance des équilibres présents et des cas similaires passés. Le pilote est celui qui sait relier les signes du présents à ce qu’ils désignent dans le futur, parce qu’il a l’expérience de liaisons similaires. Il a déjà vu plusieurs fois que A conduit à B, donc il est probable que cela soit encore le cas. Le pilote est donc aux aguets, il traque les signes inquiétants déjà connus sur le malade et prescrit ce qui peut en éloigner la conséquence prévisible.

De là on peut dire que ce rapport au temps est par définition inquiet – il faut être le plus attentif possible aux signes présents qui sont fugaces, si on laisse passer un mauvais présage, on court à l’accident.

Il est également relatif, on ne peut pas réellement savoir que B va arriver avant qu’il n’arrive. Cela n’est que probable, seule l’épaisseur d’une attente inquiète confirmera la prédiction.

Enfin, il est impuissant. D’abord, parce que ce rapport au temps implique une technique qui, par définition, ne peut pas être maîtrisée par le malade, sinon il n’aurait pas besoin du technicien. Le malade se livre donc corps (et âme) au médecin. Les risques étant partout et le régime médical couvrant tous les aspects de l’existence, c’est sa vie qu’on laisse tendanciellement piloter par un autre. Ensuite et surtout, rapport au temps impuissant parce cette technique ne peut rien contre l’accident absolument sûr de la mort. Là où il n’est plus question de conjecture mais de certitude, elle n’a plus rien à dire ou à faire.

Ce qui est intéressant, c’est que le « sage » stoïcien semble aussi prôner une telle projection vers le futur pour conduire sa vie. « De chacune de tes actions examine les antécédents et les conséquences, et alors seulement entreprends-la. Sinon, tu commenceras par t’y adonner avec ardeur pour n’avoir nullement réfléchi à ses conséquences, puis, dès que l’une ou l’autre se manifestera, tu lâcheras honteusement 2. »

Pour autant, cette ressemblance est trompeuse. L’exercice de préparation à ce qui arrive n’implique pas particulièrement « d’avoir de l’expérience », il n’est pas une projection vers le futur, il ne détermine aucune probabilité. De ce point de vue, se préparer à ce qui arrive, ce n’est pas se préparer aux effets matériels de nos actes ou de ceux des autres mais uniquement à l’acte lui-même, c’est-à-dire aux implications nécessaires de cet acte. Dès lors, mon existence ne dépend pas de probabilités plus ou moins hasardeuses, mais d‘une décision qui ne dépend que de moi, celle de vouloir la totalité du sens de mes actes.

Et l’on voit que c’était le principe du premier exercice trivial. Se représenter qu’aller au bain implique de se faire bousculer et injurier, ce n’était pas prévoir des accidents pour les éviter ou les gérer. C’était comprendre que l’acte d’aller au bain est inséparable de ses conséquences inévitables et, plus précisément, que la décision d’aller aux bains est aussi déjà décision de se faire bousculer et injurier. On voit donc que, paradoxalement, la préparation éthique n’a rien à voir avec le futur, en particulier avec le futur accidentel de la médecine. Comme le résumerait Gilles Deleuze, « la distinction n’est pas entre deux sortes d’événements, elle est entre l’événement, par nature idéal, et son effectuation spatio-temporelle dans un état de choses. Entre l’événement et l’accident3. »

La médecine ne peut avoir de rapport qu’avec des accidents parce qu’elle s’occupe des corps et des mélanges de corps. Or, le corps ne peut jamais coïncider avec ce qui lui arrive, la chose est ou bien extérieure, ou bien elle est intégrée au corps comme partie extrinsèque d’une organisation. Il n’y a que des accidents là où règne l’extériorité. L’événement n’est pas une chose qui arrive, comme de là-bas, il est le fait que quelque chose arrive, ici, « l’arriver » de cette chose. De ce fait, il est une pensée, le sens immanent de ce qui arrive.

Ainsi, la vérité événementielle de la vie, c’est la mort. La mort qui ne cesse de nous arriver une fois au monde, mais aussi la mort que l’on ne rencontre jamais puisque l’on n’est plus lorsqu’elle est. La mort, toujours s’effectuant mais jamais effectuée, comme sens intime de la vie. Des accidents n’arrêtent pas de se produire mais ils ne sont jamais certains. Les corps vivent dans un monde de chocs contingents et d’angoisse nécessaire. Au contraire, l’événement ne se réalise jamais tout en étant le plus inévitable. Il serait donc dément de le craindre. « On attend l’événement certain ; c’est l’accident douteux qu’on appréhende4»

Pour résumer, il est possible de faire jouer l’absolu de l’événement (comme sens des actes de la vie) et de la mort (comme sens de la vie qui justement n’est pas elle), contre la relativité des probabilités de l’accident, et la mort comme non-sens et absurde déprimant. La pratique philosophique se comprend alors, non pas comme recherche de la quiétude qui serait l’équivalent d’une santé de l’âme, mais recherche de la tension de l’âme qui consiste à se concentrer sans cesse sur le sens présent de notre situation plutôt que de se relâcher vers la possibilité des accidents à venir. Puissance de l’immanence de notre jugement, contre l’impuissance de la soumission aux jugements incertains d’un autre.

La médecine comme thermodynamique implique de plonger le corps dans un monde maudit par l’entropie. Tout se passe comme si l’on ajoutait à la notion de pilotage du corps en vue d’éviter l’accident futur, la dramatisation de l’épuisement nécessaire et progressif de nos ressources. Tout se passe comme si les flots avaient une pente, nous entraînant vers un gouffre sans fond. Le pilotage se fait désormais au sein du maelström de la dégradation universelle de l’énergie.

Plus précisément, dans le discours calorique qui envahit la médecine au 19e siècle, le corps vivant est à la fois pensé comme solidaire de cet univers entropique, mais aussi comme particulier en tant que système ouvert capable de lutter, relativement, contre la dégradation énergétique en puisant de l’énergie de bonne qualité dans le milieu.

D’un côté, cette lutte est perdue d’avance, l’entropie sera victorieuse. Le corps se consume littéralement à l’air libre comme la cire d’une faible bougie. « Dans les individus qui endurent la faim, non seulement la graisse disparaît peu à peu, mais toutes les matières solides finissent aussi par se dissoudre graduellement. Voyez les cadavres de ceux qui meurent d’inanition : ils sont amaigris, leurs muscles sont minces, rigides et privés de contractilité ; tous les organes moteurs ont servi à préserver les autres tissus de l’action de l’atmosphère : finalement les principes du cerveau ont pris part à cette oxygénation ; de là la défaillance, le délire, et comme conséquence dernière la mort, c’est-à-dire la cessation de toute résistance à l’oxygène atmosphérique5. »

De plus, elle incruste dans l’existence un pessimisme fondamental, doublé d’une culpabilité écrasante. Chaque geste peut et doit être évalué à l’aune de sa performance énergétique : Qu’a-t-il dépensé ? Qu’a-t-il produit ? Ceci est d’autant plus vrai pour l’homme. En tant qu’être rationnel, il peut et doit, individuellement et collectivement, utiliser au mieux cette énergie puisée dans le milieu pour maintenir autant que possible le statu quo qu’est la vie. Non seulement notre parcours a une fin déjà visible, non seulement l’accumulation du passé nous pousse inexorablement de l’avant mais le temps est une pente savonnée sur laquelle on glisse vers un trou sans fond. La vie est une chute dont on est à la fois innocent et coupable. On ne peut pas être accusé de l’évolution physique de l’univers, mais on peut l’être de ne pas y résister, d’autant plus que l’on dévale joyeusement la pente. La médecine énergétique inscrit une morale de la peur au plus profond de la chair. « La mort par inconduite, la plus cruelle de toutes, celle qui doit causer les remords et les regrets les plus cuisants, marche lentement, pas à pas, mais ne recule jamais […]. Ici, l’homme se décompose petit à petit […]. C’est le châtiment légitime de l’homme qui a sciemment provoqué la mort par une violation flagrante des lois de la nature6. » Dramatisation, disions-nous, parce que le problème n’est plus seulement l’imprévoyance réparable d’un pilote mais la responsabilité perpétuelle d’une gestion désespérée.

Là aussi, il est intéressant de remarquer que Nietzsche est celui qui a comme « importé » le discours biologique de l’énergie et de la puissance en philosophie. N’est-il pas le penseur de la « volonté de puissance » ? Mais, là aussi, l’approche philosophique subvertit radicalement les cadres de pensée médicaux. On peut dire que Nietzsche façonne un concept de puissance qui résout les deux problèmes : l’usure par la dépense et la responsabilité morale du gâchis.

En ce qui concerne l’usure, Nietzsche joue sur la notion de différence de potentiel propre à la pensée énergétique et en propose une lecture « esthétique », une esthétique de l’artiste et pas celle du spectateur, une esthétique de l’existence, de la vie comme œuvre d’art. Ainsi, la puissance est tension, accumulation douloureuse de puissance prête à se décharger, et la décharge de puissance est créatrice parce que destructrice, et inversement. La volonté de puissance suppose ces trois moments : retenue, accumulation, décharge. « Dans l’état dionysien […] tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force d’imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose […]7. »

A cela, il faut ajouter l’idée d’une capacité à refaire le différentiel de la tension, précisément par refus de l’économie, de la détente douce, du tic-tac mesuré de l’horloge. La force est plastique et ne cesse de se refaire parce qu’elle ne (se) compte pas. La dépense excessive provoque, par sa violence même, une nouvelle mise en tension qui provoquera une nouvelle décharge et ainsi de suite. À l’inverse, l’économie de la détente progressive et mesurée ne peut que produire un épuisement asymptotique du balancement. Le risque de la tension et de la déflagration, c’est la rupture, l’arc trop tendu qui se brise. Et oui, c’est bien le risque à courir pour vivre autrement que comme une machine uniquement vouée à l’épuisement interminable. Et ce risque n’est pas une probabilité, il est l’issue déjà impliquée par le jeu de la puissance. Celui qui se dépense sans compter ne joue pas pour « gagner » de temps en temps et perdre à la fin, il gagne à tous les coups parce qu’il joue en acceptant de perdre. La mort n’est dès lors plus l’usure permanente mais le coup de marteau qui brise l’enclume. « Toute les grandes choses périssent par elles-mêmes, par un acte d’autodestruction : ainsi le veut la loi de la vie, la loi de la nécessaire « victoire sur soi » appartenant à l’essence de la vie8. »

En ce qui concerne la culpabilité, Nietzsche l’élimine en supprimant la pente de l’entropie. L’acte n’est plus relatif physiquement et moralement au processus universel de dégradation, il devient l’expression d’une volonté absolue. Il y a plusieurs lectures du redoutable concept nietzschéen « d’éternel retour », contentons-nous de celle-ci : la valeur de l’instant que je vis n’est pas relative à d’autres instants, à l’épaisseur d’un temps matériel, à une séquence temporelle qui va juger mon acte après coup selon son succès ou son échec. L’idée mystique que cet instant, comme tous les autres, s’est répété et se répétera une infinité de fois, peut aussi se lire d’une manière plus « simple », si l’on veut : il faudrait au contraire comprendre qu’il ne se répétera absolument pas et que, dès lors, il a une valeur absolue, c’est-à-dire qu’il est au-delà de la valeur. Comment dire une chose pareille ? Qu’il est équivalent de dire, x se répète une infinité de fois ou x ne se répétera absolument jamais ? Parce que ce qui compte ici, c’est de supprimer la relativité du lien entre cet instant et d’autres qui n’en sont que la répétition affaiblie sous la forme de la cause, de la conséquence, de la probabilité. C’est dire que cet instant ne peut pas être jugé par un autre avant ou après. Pourquoi Nietzsche ne se contente-t-il pas de cet absolu de l’instant ? Parce que cet absolu implique celui du néant, le non-relatif, ce dont la répétition n’a aucun sens. Nietzsche veut détruire le relatif tout en évitant la pensée déprimante de la mort comme néant, oblitération de soi. Il veut annoncer lui aussi une « bonne nouvelle », nous ne mourrons pas au sens où nous l’entendons habituellement, notre existence est éternelle, quoiqu’à condition d’affirmer l’éternel retour, comme absolu « plein » (certes difficile à penser) et pas absolu=néant9 (comme puissance paradoxale de la pensée)10.

Car, pour finir, par quoi nos actes (et donc notre vie) peuvent-ils alors être évalués ? Par la qualité de la volonté qui les pose. Toute volonté relative, qui ne veut jouer que pour gagner selon les règles existantes, en particulier celles de la survie à tout prix, se subordonne à son succès ou son échec en dehors d’elle-même. Si notre existence est entièrement faite de volontés de ce type alors elle est entièrement relative à ce qui la domine, en dehors d’elle même. L’acte n’est absolu, au-delà de la valeur, donc par delà le bien et le mal, et donc innocent, que s’il est absolument voulu. « Ah ! que ne renoncez-vous à vos demi-volontés ! Que n’êtes-vous capables de vouloir, tant votre indolence que vos actes ! Ah ! que ne comprenez-vous ma parole : « Faites tout ce que vous voudrez, mais soyez d’abord capables de vouloir !11 » Le dernier mot de l’éthique nietzschéenne est bien l’innocence de la volonté, celle de l’enfant qui joue pour jouer12.

Résumons, avec Nietzsche nous pouvons jouer l’absolu de la volonté qui se veut absolument elle-même contre la relativité du calcul qui veut gagner et qui toujours fini par perdre. Alors, nous n’avons plus affaire à l’inquiétude permanente de l’usure inévitable, mais au risque pleinement assumé de la rupture par la tension et la dépense excessive. Dès lors, la culpabilité fait place à l’innocence de cette volonté qui ne peut finalement être évaluée que par elle-même, telle qu’elle se pose.

Enfin, la médecine sociale préventive comme contrôle épidémiologique des comportements à risque donne une tout autre dimension aux questions du pilotage et de l’efficience ; une dimension systémique en devenant la rationalité de systèmes automatisés de masse et donc une dimension pleinement sociale et politique. On peut schématiser ce développement selon les trois fonctions d’un ordinateur : Tout d’abord, le recueil de données (le clavier) qui prend ici la forme d’une collecte la plus large possible de données épidémiologiques sur les domaines les plus divers de comportements des individus et des populations.

Ensuite, le traitement de ces données de masse ou le calcul (processeur et mémoire) qui permet pour l’essentiel de produire des corrélations statistiques entre des types de comportements et des maladies au sens large, de plus en plus ce que l’on appelle des troubles et qu’avec Deleuze nous appellerions des anomalies. Cette médecine est une machine à produire des facteurs de risque : « si vous faites x, vous avez tant de chance d’avoir le résultat néfaste y ».

Enfin, la restitution du calcul (l’écran), sous la forme d’informations à vocation de programmation sociale, c’est-à-dire de modification institutionnalisée des comportements individuels et collectifs. Évidemment, il s’agit d’un système automatisé rétroactif, c’est-à-dire que les résultats des calculs permettent d’informer le recueil de données et ainsi de suite. Il y a bien sûr beaucoup à dire sur ce modèle technique d’épidémiologie cybernétique, venant des problématiques de l’assurance et étendue aujourd’hui au marché mondialisé et virtualisé, on peut parler d’un modèle de gouvernementalité algorithmique basé sur les, désormais célèbres, « big data »13.

Pour en rester au point de vue médical, appuyons sur trois choses : Premièrement, la santé, comprise au sens large, devient tendanciellement une affaire de normalité comprise comme moyenne statistique. Le « malade » prend de plus en plus la figure de l’anormal, au sens de celui qui ne correspond pas ou qui agit sans considération pour ce qu’il ne peut plus ignorer être la conformité statistique.

Deuxièmement, la finalité d’un tel système est de capturer le temps et d’évaluer le présent en fonction du résultat d’un calcul statistique. Et même de plus en plus, selon une vulgate technico-politique tout à fait concrète dans ses effets, de faire comme si ce futur calculé était aussi réel, et même plus, que le présent, qui doit dès lors être gouverné en fonction de lui. Si l’on cumule ces deux premiers points, nous devenons pleinement coupables des risques futurs calculés à partir des profils statistiques auxquels nous appartenons dans le présent. Plus encore, ce futur, comme résultat d’un calcul technique quantitatif, acquiert plus de réalité qu’une évaluation clinique qualitative présente. Vous pouvez dire ce que vous voulez, l’ordinateur, lui, ne ment pas. Là aussi le processus s’enroule puisque la manière dont nous sommes profilés dépend de l’efficience économique, policière, sanitaire des rapports déjà établis entre données, calcul et contrôle.

Enfin, ce système produit une amplification et une culpabilisation inédite de la mort sous la figure de l’invasion des morts prématurées. Invasion des zombis malsains et malfaisants qui ont abrégés leurs vies par leur refus de la normalisation et qui, en retour, zombifient les « citoyens sanitaires », hypnotisés par l’équilibre de leurs datas corporelles et psychiques. Dans un système de prévention exponentielle, tout comportement peut être lié à une forme de causalité avec le décès, et toute mort peut être reliée à des comportements qui auraient pu et donc dû être évités. « L’idéal serait de pouvoir évaluer l’impact de chaque facteur de risque au moyen d’une unité de mesure commune qui tienne compte à la fois de la dégradation de la qualité de vie et de la perte d’années de vie. La principale mesure utilisée dans le présent rapport est l’AVCI (année de vie corrigée de l’incapacité – une AVCI étant égale à la perte d’une année de vie en bonne santé14. » Dès lors, le suicide, la mort choisie, devient l’acte le plus anormal pensable, à tel point qu’il ne peut avoir que le sens d’une pathologie, donc d’un acte involontaire, ou même d’un paradoxal appel à l’aide, une volonté de vivre qui n’a trouvé que ce moyen15.

Face à cela, on trouve chez Deleuze, justement très inspiré par les stoïciens et par Nietzsche, une pensée de l’anormalité du corps qui s’oppose à celle du corps normalisé, à partir du concept de Corps sans Organes emprunté à Artaud. Le corps vécu d’une manière non organique n’est pas statistique, il est en-deçà de la norme, ou produit ses propres normes si l’on suit Canguilhem. En tout cas, il est nécessairement rétif à la normalisation.

Ce corps, comme vécu de proche en proche, qui ne cesse de devenir, ne peut pas se projeter dans une temporalité finalisée. Il n’agit pas en vue de… mais à partir de ce qu’il est et des agencements dont il fait partie, comme une taupe creusant ses galeries.

Enfin, ce corps ne cesse pas de mourir parce qu’il ne cesse pas de devenir autre. C’est ce qu’on ne peut pas faire, éviter de vivre, combattre les variations de nos intensités affectives, c’est nous combattre nous mêmes, les figer, c’est être déjà mort. Alors oui, « ce qu’on appelle une vie heureuse, c’est faire tout ce qu’on peut […] pour conjurer les morts prématurées […] » Mais c’est à condition de comprendre que cela ne veut pas du tout dire « empêcher la mort, mais faire que la mort lorsqu’elle survient ne concerne que la plus petite partie de moi-même16. »

Le problème de la santé ainsi présenté, nous en resterions à une opposition, absolue justement, entre médecine et philosophie. Et, d’une manière plus concrète, une opposition entre la recherche technique, pragmatique, d’une santé, certes relative, mais désirée par tous d’une manière ou d’une autre et, en face, la pensée radicale d’une santé absolue, très abstraite, et en tout cas invivable.

Car il est évident que nous ne vivons pas cette « grande santé », ou plutôt que nous ne pouvons pas organiser une vie selon elle. Mais, il est aussi évident que la normalisation organique socialisée ne cesse de rencontrer des écarts, des résistances, voire des fracturations, qu’elles ne peut ni éliminer, ni intégrer, comme le relatif ne peut intégrer l’absolu.

La question est finalement de savoir ce que devient cette pensée du corps, du temps et de la mort dans des existences individuelles et des dispositifs sociaux qui, non seulement, cherchent normalement à se maintenir, mais sont aujourd’hui caractérisés par une obsession, un pathos, de la survie à tout prix. Quel sens donner aux figures de l’excès, du gâchis, de l’imprévoyance, de la décision radicale, du corps vécu, de l’anormalité, du devenir, de la mort choisie etc. ? Car nous sommes de fait dans une situation paradoxale, nous avons besoin du statu quo de l’organisme, mais nous ne pouvons pas vivre autrement que dans l’absolue fluidité du temps. Comme le disait Deleuze, l’organisme, il faut en garder assez comme un radeau pour surnager sur l’océan. Ce n’est pas un mince apport de la philosophie, non pas seulement de faire apparaître des paradoxes, mais à quel point nous vivons effectivement ces paradoxes, « corps et âme ».

Ainsi, on ne peut pas reprocher à la médecine d’être ce qu’elle est, mais on peut l’interroger sur le sens qu’elle donne aux dimensions de l’existence qui ne peuvent pas entrer dans sa pensée et sa pratique. Ce que nous pourrions encore lui demander, c’est de ne pas intégrer de force ce qui la dépasse sous la forme de la pathologie et, par extension, selon un modèle général de gestion de la déviance, sous la forme de la folie, du crime, de l’exclusion sociale etc.

Il faudrait qu’elle comprenne que la santé médicale n’est pas toute la santé, ou du moins toute la vitalité. Bref, qu’elle lutte contre ses tendances techno-politiques de monopolisation du domaine de la santé. Mais sommes nous encore en mesure de demander une chose pareille ? C’est-à-dire qu’on nous laisse exister ?

 

1 Telle que j’ai pu la développer dans un livre centré sur le concept nietzschéen de « grande santé » – Olivier Razac, La grande santé, Climats/Flammarion, 2006

2 Epictète, Entretiens livres I à IV, Gallimard, Tel, 1993, p. 225. On peut penser de ce point de vue à l’exemple connu des bains publics : « Lorsque tu es sur le point d’entreprendre une action, remets-toi dans l’esprit ce qu’est cette action. Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui arrive dans un établissement de bain : les gens qui t’aspergent d’eau, qui te bousculent, t’injurient, te volent. » Arien, Manuel d’Epictète, p. 166, Le Livre de poche, Classiques de la philosophie, 2000

3 Gilles Deleuze, Logique du sens, Editions de Minuit, « Critique », 1969, p. 68

4 Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre 30, Robert Laffont, Bouquins, 1993, p. 675

5 Justus Liebig, Lettres sur la chimie considérée dans ses applications à l’industrie, à la physiologie et à l’agriculture, Paris, Charpentier et Masson, 1847, pp. 207 et 208

6 E. Thorel, « Maximes d’hygiène populaire », dans Hygiène populaire des villes et des campagnes ou conseils spécialement destinés aux ouvriers des deux sexes sur les moyens de conserver leur santé, J.B. Baillière, Paris, 1853, p. 271

7 Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Garnier-Flammarion, 1985, p. 134

8 Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Gallimard, Folio essais, 1985, p. 193

9 Sur l’absolu=néant, je renvoie à deux de mes textes : « La transcendance qui ne rient » et « Un athéisme radical », publié sur mon site : www.philoplebe.lautre.net

10 Sur la « bonne nouvelle » chez Nietzsche voir Didier Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Presses Universitaires de France, Epiméthée, 1998

11 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Garnier-Flammarion, 1996, p. 222

12 « Absolue nécessité d’abolir complètement toutes les fins ; sans quoi nous ne pourrions pas non plus tenter de nous sacrifier ou de nous laisser aller ! Seule l’innocence du devenir nous donne le maximum de courage et le maximum de liberté. » Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, tome II, Gallimard, Tel, 1995, p. 287

13 Sur ce sujet voir, par exemple, Dominique Cardon, A quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data, Seuil, La République des Idées, 2015

14 Organisation mondiale de la santé, Rapport sur la santé dans le Monde 2002, p. 14

15 « Paradoxalement, l’acte désespéré du suicide exprime donc un espoir, il est une ultime tentative de récupérer la vie en s’affirmant comme sujet. Derrière l’acte de mort se cache un désir de vie. » Eric Degrémont et Dr. Jules Merleau-Ponty, « Le suicide ou l’innommable » dans Roger Farhi, Le suicide en France : opinions et réalité, Union Nationale pour la Prévention du Suicide, L’Harmattan, 2003, p. 58

16 Gilles Deleuze, « Spinoza : immortalité et éternité », cours de 1981 à l’université Paris VIII, document audio, Gallimard, « A voix haute », 2001


A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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