Éprouver le sens de la peine: Les probationnaires face à l’éclectisme pénal


Le sens de la peine dans les démocraties libérales est problématique parce qu’il repose sur une multiplicité de logiques (de finalités et de moyens) hétérogènes, sans cohérence a priori. Cet éclectisme des rationalités pénales est plus marqué encore dans le cas de la probation qui est une forme de justice contractualisée prétendant prévenir la récidive par un accompagnement pluridisciplinaire en dehors de la prison. Plus concrètement, l’analyse des logiques qui orientent et justifient les prises en charge des condamnés par les agents de probation fait apparaître des contradictions entre les rationalités pénale, éducative, sociale, sanitaire, de gestion des risques et de gestion administrative. Ces contradictions fragilisent le positionnement des agents et l’on peut également penser qu’elles brouillent le sens de la peine pour les condamnés. Pour autant, cela n’empêche pas le système pénal de fonctionner et les peines d’aller à leur terme. Cela est rendu possible par la plasticité des pratiques et par les efforts des agents pour produire des « compromis » entre les différentes dimensions de la prise en charge. Or, la production de véritables « compromis » impliquent de prendre sérieusement en compte le point de vue des condamnés. C’est à la compréhension de l’expérience des probationnaires, nécessaire pour toute prétention de contractualisation de la Justice, qu’est consacré ce travail.

À partir de 46 entretiens avec des personnes condamnées, nous avons cherché à construire un modèle d’expérience de probation qui permette de mieux appréhender le sens que prend l’éclectisme pénal pour les premiers concernés. Il en ressort quatre constats principaux. Premièrement, l’expérience de la probation apparaît comme « éclatée » du fait même qu’elle se déroule à l’extérieur de la prison. Elle est faite de multiples ruptures : de discontinuités spatiales, d’une temporalité de l’attente inquiète, d’incompréhensions de communication avec une multiplicité d’acteurs, le tout contribuant à un fort isolement social. Deuxièmement, la probation est d’abord définie d’une manière privative comme non-prison. Elle est ce qui permet d’éviter l’incarcération, ce qui prive largement les tentatives d’accompagnement de toute réelle substance (éducative, sociale ou sanitaire). Pour autant, la qualité de la relation avec les Conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation apparaît comme un élément essentiel pour traverser cette épreuve. Troisièmement, cette relative vacuité de la probation est comme hantée par l’incarcération, par sa menace omniprésente, et par une forme de « dramatisation » de l’existence quotidienne. Dramatisation qui peut se comprendre comme reconfiguration du sens de la vie à travers le prisme pénal. Dramatisation qui s’entend également comme aggravation des conditions d’existence, non seulement par le fonctionnement prévu d’une peine par définition afflictive, mais surtout par des suppléments punitifs non comptés inhérents à l’entrelacement entre peine et vie quotidienne. Pour échapper à cette dramatisation, les probationnaires cherchent autant que possible à dépénaliser la peine en s’en réappropriant certaines contraintes. Quatrièmement, enfin, les probationnaires témoignent d’une manière étonnante d’une forme d’ineffectivité de la peine. En effet, ils affirment vouloir assumer leurs actes et payer leur dette à la société. Mais ils constatent également que le parcours pénal ne leur permet pas de le faire. Il veulent assumer mais pas comme ça, ils veulent payer mais pas à ce prix. Dès lors, si la peine ne leur sert à rien, il n’est pas sûr qu’elle puisse avoir une véritable utilité sociale.

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A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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