La dépersonnalisation, éthique et politique


« C’est notre culte absurde de la personnalité, à mon avis, qui est la grande cause de toute folie. Tout le monde aspire à une forte personnalité, faite d’humeurs, de caprices, de fantaisies, de préjugés, d’un tas de choses excentriques et grotesques. Tout le monde voudrait entendre dire de soi : « Comme il ou comme elle a une grande personnalité ! Voilà d’où vient tout le mal ! Une grande personnalité ? Mon cul ! Ce satané monde est tout bonnement plein à craquer de ces grandes personnalités, et nous sommes tous là, tout bonnement, à nous vautrer dans nos sacrées personnalités ! »

John Cowper Powys, La fosse aux chiens

En 1978, dans un texte intitulé « la philosophie analytique de la politique » Foucault annonce la disparition progressive d’un certain mode de résistance au pouvoir que l’on peut appeler révolutionnaire ainsi que l’effacement de la subjectivité qui l’accompagne. « La résistance et les luttes n’ont plus la même forme », nous dit-il. Premièrement, « il ne s’agit plus maintenant pour l’essentiel de prendre part à ces jeux de pouvoir de manière à faire respecter au mieux sa propre liberté ou ses propres droits ; on ne veut tout simplement plus de ces jeux-là. Il s’agit non plus d’affrontements à l’intérieur des jeux, mais de résistances au jeu et de refus du jeu lui-même. » Et pourtant, les discours de résistance ne sont-ils pas toujours autant saturés de revendications ? Deuxièmement, ces formes de résistance qui devraient agiter notre actualité auraient pour spécificité de constituer « des phénomènes diffus et décentrés », c’est-à-dire que les points de départ, les formes d’expression et la finalité des ces résistances sont « infimes et minuscules ». Pourtant, les résistances d’aujourd’hui semblent bien encore privilégier majoritairement l’affrontement avec et pour l’Etat. En tout cas, elles ont tendance à retirer toute dimension politique aux formes de perturbation qui n’atteignent pas ce degré de visibilité. Enfin, troisièmement, « ce genre de résistance et de lutte a essentiellement pour objectifs les faits de pouvoir eux-mêmes, beaucoup plus que ce qui serait quelque chose comme une exploitation économique, beaucoup plus que quelque chose qui serait comme une inégalité. Ce qui est en question dans ces luttes, c’est le fait qu’un certain pouvoir s’exerce, et que le seul fait qu’il s’exerce soit insupportable1. » Pourtant, les réclamations faites à l’Etat ne tournent-elles pas essentiellement autour des améliorations qu’il faudrait apporter au fonctionnement des différents systèmes sociaux ? On me dira qu’il s’agit là précisément de la posture réformiste qui, effectivement, l’a emporté sur la posture révolutionnaire. Ce à quoi on peut rétorquer, d’une part, que le jeu classique d’une révolution consiste à porter les réclamations contre le fonctionnement du système social à un tel degré d’incandescence que le renversement de l’Etat fautif par un autre Etat devient nécessaire. Et, d’autre part, que c’est précisément ce jeu que les nouvelles formes de résistance décrites par Foucault ne voulaient plus jouer. Elles devaient provoquer une plus grande difficulté à jouer le jeu de telle manière que se dégagent des possibilités de faire autre chose.

Ce qui va surtout nous intéresser ici, c’est que ces nouvelles formes de résistance impliquent une nouvelle forme de subjectivité politique. Plus précisément, elles impliquent de faire descendre l’enjeu politique jusqu’à un niveau jusque là considéré comme non politique, c’est-à-dire jusqu’à la subjectivité en tant qu’elle s’exprime dans un certain mode de vie, jusqu’à un niveau proprement éthique. On se propose d’appeler personnalité ce niveau à la fois éthique et politique. Qu’entend-on par personnalité ? En premier lieu, il ne s’agit pas du tout d’un contenu mais d’une structure qui peut accueillir n’importe quel contenu. Cette structure possède trois niveaux. Le premier est un nom qui sert à désigner l’espèce en même temps biologique, psychologique, sociale et culturelle à laquelle on appartient en tant que l’on possède une certaine personnalité. D’une manière très schématique, ce nom fait référence à une définition générale incarnée par des individus particuliers. Ce nom entre dans un jeu d’oppositions binaires. Une espèce typologique se comprend vis-à-vis d’une espèce opposée, les deux ne se mélangent pas. Il y a des classiques ; homme/femme, blanc/non blanc, hétérosexuel/homosexuel, riche/pauvre etc. On peut cependant s’amuser un peu : républicain (responsable)/gauchiste (insouciant) ou bien militant (progressiste)/patron (réactionnaire), mais aussi esthète (cultivé)/populace (ignare) ou spectateur (moyen)/ intellectuel (pédant) (La réversibilité des qualifications montre déjà la bêtise qu’il y a à ranger ou se ranger de la sorte). En fait, la finesse de cette spécification n’a d’autres limites que « pratiques » (au-delà d’un certain degré de complexité une identité n’est plus utilisable sur le marché relationnel). Le problème n’est pas du tout ici la violence faite à la personnalité réelle d’un individu par sa simplification sous une étiquette grossière. Précisément, la lutte la plus commune sur le terrain de la personnalité concerne la précision typologique. On cherche à obtenir un nom social qui soit le plus respectueux possible de ce qu’on pense être sa vraie personnalité (intime ou authentique). Il s’agit précisément de ne plus croire dans cette forme de vérité là. Deuxième strate de la personnalité, le caractère, ou plutôt les traits de caractère. Il s’agit de la tendance à réagir d’une certaine manière dans une situation donnée. Cette tendance peut bien sûr être comprise comme la résultante du mélange subtil entre des données « innées » et l’histoire toujours singulière d’une personne. Ce qui importe, c’est qu’en termes typologiques la tendance est comprise et ressentie comme incrustée dans l’individu. Tout bêtement, elle le caractérise comme possédant certaines qualités naturelles. Les traits de caractère grossiers sont du type : calme/colérique, têtu/souple, gentil/méchant, impulsif/flegmatique etc.2 Mais, là aussi, on peut penser au plus grand raffinement dans l’attribution à un individu d’un diagramme relativement complexe, et même mobile, de traits de caractère. Enfin, dernière strate de la personnalité, des comportements en tant qu’ils sont reconnus comme ayant une certaine signification. Plus largement, il s’agit de tous les signes qu’un individu peut émettre dans la mesure où ils sont immédiatement lus selon une combinatoire typologique préexistante en même temps qu’ils contribuent à la confirmer ou à la réajuster.

La personnalité, c’est la liaison de ces trois niveaux. En descendant, il s’agit de faire correspondre des traits de caractère à un nom générique afin de déduire ensuite les comportements qu’on peut en attendre. Une espèce se caractérise par certaines tendances qui rendent certaines réactions plus probables. En montant, il s’agit de relier des comportements perçus à des tendances inférées qui en seraient la cause et que l’on peut subsumer sous une espèce préexistante. D’une manière grossière, la stratification dure de ces trois niveaux permet de spécifier un individu comme incarnant une forme d’existence générique, de le caractériser en tant qu’il possède une certaine nature et de reconnaître ses comportements dans la mesure où ils expriment la vérité de ce qu’il est. En fait, il s’agit le plus souvent moins d’une structure solidifiée que d’un jeu complexe, relatif et mobile de correspondances. Ce qui compte ici est de pointer que le problème de la personnalité n’est pas du tout celui de son exactitude, de sa justesse ou de son « injustice ». C’est là le pire problème que l’on puisse poser en termes d’émancipation. La personnalité ne fonctionne jamais aussi bien comme police des mœurs et des comportements que lorsqu’elle est un désir frustré. « Vivement que tous (à commencer par moi-même) puissent percevoir mes comportements comme en accord avec mon caractère et la manière dont je me définis. » Le piège de la personnalité, c’est la recherche de cette cohérence comme vérité de soi-même. La critique éthique de la personnalité n’est pas de l’ordre de la vérité mais de la liberté. On ne cherche pas une vraie identité personnelle, on veut se libérer de toute personnalisation. Dans cette voie, certains semblent penser que le mieux que l’on puisse faire consiste à jouer habilement avec les différents éléments de panoplie disponibles selon la marge de manœuvre existante. De telle manière que l’on puisse se fabriquer comme une personnalité artisanale, suffisamment singulière et inattendue pour assouvir notre désir d’émancipation. Mais il est devenu évident que cette porte de sortie constitue, en fait, l’adaptation la plus poussée à l’ordre social existant en tant qu’il repose sur une capacité d’intégration dynamique et rétroactive permanente de tout ce qui lui arrive. C’est d’ailleurs pour cela que la maîtrise ludique du jeu typologique n’a absolument aucune portée politique en terme de résistance.

Quoiqu’il en soit, le travail de dissolution continue de soi-même comme possédant une certaine personnalité en reste à un niveau individuel, certains diraient même égoïste. Il faut déjà pouvoir se payer le luxe d’une telle résistance, d’autres sont en prise avec une violence politique et sociale autrement plus prégnante qui ne leur laisse guère le loisir de ce genre d’arguties. Il faut déjà qu’ils se logent, qu’ils se nourrissent, qu’ils survivent. Peut-être… Mais peut-être aussi que c’est là les considérer comme plus pauvres encore qu’ils ne sont, en les dépossédant du souci qu’ils peuvent avoir pour eux-mêmes. S’ils n’ont pas ce « loisir », comment auraient-ils celui de faire de la politique ? Pour le dire d’une manière moins polémique, l’enjeu de la personnalité est un enjeu indirectement mais profondément politique en tant que l’ordre social repose sur un mode de fonctionnement du pouvoir à la fois individualisant et massifiant. Ethique et politique sont indissociables parce que la « gouvernementalité » moderne s’appuie sur des points individuels et sur des courbes d’ensemble. Autrement dit, la direction et le soin des individualités constituent un des deux pôles de la gouvernementalité pastorale qui a besoin de produire, par isolement et induration, des particules élémentaires à partir de la masse sociale indifférenciée. (Et inversement, la direction et le soin du troupeau supposent, parallèlement et paradoxalement, qu’il puisse réunir dans un flux homogène des éléments épars. Ces deux mouvements s’entrelacent sans que l’on puisse savoir lequel est premier). C’est de cette manière qu’il faut comprendre l’importance du panoptisme, comme diagramme du pouvoir moderne, dans le développement de la pastorale avancée. La surveillance est bien moins à comprendre comme un contrôle des comportements d’individus naturellement libres que comme un élément technologique dans le processus de production des individualités. Or, on ne peut surveiller que des éléments déjà individualisés par un savoir sur ce qui doit les différencier. Et ce savoir commence par un rapport à soi en tant que surveillé ; « je suis un écolier épié par le professeur », « un détenu par le gardien », « un ouvrier par le contremaître »… La circularité de ces processus montrent la place stratégique de l’individualité comme personnalité, à la fois stade terminal et élément de départ du contrôle social3.

La première méthode pour reconnaître chaque brebis consiste à la marquer d’un signe particulier et la meilleure manière de la connaître consiste à enregistrer et conserver en mémoire l’histoire de ses comportements de telle sorte que l’on puisse prévoir ses réactions. Mais il s’agit là d’un travail bien trop grossier et coûteux. L’économie du pouvoir pastoral exige (et cela très tôt, comme Foucault le montre à partir des techniques de la direction de conscience chrétienne centrées sur l’aveu) une auto-production de l’individu par lui-même qui doit, à la fois, donner les signes de sa singularité et livrer son explication signifiante. Pour le dire autrement, un mécanisme de pouvoir ne peut pas produire lui-même une connaissance exhaustive (ou même suffisante) des données individuelles d’un ensemble de grand nombre. Plus il a besoin d’informations fines, riches et réactualisées à ce niveau, plus il doit automatiser cette tâche. Un des aspects de cette automatisation consiste à configurer les individus de telle manière qu’ils intègrent un programme de personnalisation, ou d’herméneutique de soi, afin de prendre cette tâche en charge énergétiquement, cognitivement et socialement : 1. Energétiquement, chacun doit ressentir la nécessité de ce travail de connaissance et de communication de soi. En termes affectifs, dans la mesure où tout relâchement dans cette vigilance de soi sur soi, toute nonchalance dans l’attention, l’interprétation, l’évaluation de la moindre de ses pensées ou de ses réactions s’accompagne d’un sentiment de flottement. Angoisse de ne pas exister. En termes existentiels, dans la mesure où cette production permanente de significations (de ses conduites, de ses tendances, de son identité) doit venir combler un manque de « sens de la vie ». Angoisse de n’exister pour rien. En termes relationnels, enfin, parce que cette auto-définition est décisive dans des rapports sociaux placés sous le signe de la suspicion généralisée. Angoisse de n’exister pour personne. 2. Cognitivement, chacun doit intégrer les normes sociales de codage de sa singularité. Il ne suffit pas de le vouloir, il faut le faire correctement. Ceci est essentiellement le rôle du spectacle généralisé qui produit une densification et une diversification typologiques des éléments de la personnalité. L’interconnexion des différents lieux de la mise en scène de soi (familiaux, professionnels, télévisuels etc.) provoque une fermeture et une intensification des boucles mimétiques qui homogénéisent les manières de percevoir le monde, les autres et soi-même. En même temps, la place centrale de ce qui constitue l’intimité dans le spectacle, entraîne un raffinement sans fin des tactiques de distinction de soi. De telle manière que chacun puisse s’interpréter à sa manière et pour son compte et que tous le fassent sur le même mode et pour tous les autres. On créé ainsi un processus de normalisation qui stimule et récupère l’énergie que les individus dépensent pour se singulariser. 3. Socialement, enfin, chacun doit adhérer à la finalité sociale de la personnalisation qui consiste à vouloir vivre dans un monde connu, sûr et divertissant. Ce qui suppose de percevoir l’efficacité dans la connaissance et la construction de soi comme essentielle pour avoir une existence normale, et même plus, une vie réussie. Ce qui suppose aussi de percevoir tout signe d’irrégularité dans la présentation normative des autres comme une intolérable manifestation de dangerosité.

Il y a donc un entrelacement des questions éthiques et politiques par le fait qu’il ne peut y avoir de perturbations sérieuses de l’ordre politique sans un travail éthique de dissolution des conditions subjectives de cet ordre. La première tâche politique consisterait donc à « se déprendre de soi-même » en tant que ce « soi-même » est le résultat et le support des processus d’organisation de la société. Or, l’êthos révolutionnaire est, par définition, incapable d’effectuer cette déprise. Il ne peut que rechercher à se déprendre d’une subjectivité aliénée pour acquérir une autre subjectivité, véridique et émancipée. Alors que le « se déprendre de soi-même » doit être compris comme se déprendre du soi-même, se déprendre sans cesse de soi-même ou se déprendre du même dans le soi. Cela ne peut pas se cristalliser dans une quelconque posture et reste donc très discret. Politiquement, il y a une grande différence. Si une majorité se déprend du soi-même aliéné par le système social pour prendre la posture de celui qui veut le renverser, le résultat est un changement radical de système social (désir utopique de révolution). Si tout le monde se déprend du même dans le soi, le résultat est l’incapacité pour un système social de s’organiser et de fonctionner, c’est l’anarchie « couronnée » (désir imaginaire de chaotisation). Tout cela n’est pourtant que rhétorique à nos yeux. Cette dépersonnalisation portée à l’absolu est proprement intenable. « Le pire n’est pas de rester stratifié – organisé, signifié, assujetti – mais de précipiter les strates dans un effondrement suicidaire ou dément, qui les fait retomber sur nous, plus lourdes à jamais4. » La personnalité, il faut en garder assez pour qu’elle se reforme à chaque aube, pour paraphraser Deleuze parlant de l’organisme. C’est pourquoi, il faut descendre d’un cran pour percevoir l’importance toute aussi grande du rapport à la personnalité dans le relatif de la vie quotidienne. S’il ne s’agit pas de renverser mais seulement de modifier (d’améliorer bien sûr) le système social, la résistance prend la forme d’un interminable recommencement réformiste (révolution circulaire de la démocratie moderne). S’il ne s’agit pas tant de se déprendre que de ne pas croire au même dans le soi, alors le chaos ne « règne » pas mais s’insinue dans chaque hiatus de l’organisation typologique de telle manière que, restant la même en apparence, on ne puisse plus s’appuyer dessus avec confiance comme une chaise bouffée par les termites (retour permanent de l’indéterminé dans les formes de l’organisation).

Malheureusement, ce genre de propos, loin de paraître intempestifs, peuvent tout à fait être lus comme l’expression d’une mode assez répandue dans les milieux « contestataires », comme une posture du refus de toute posture devenue finalement assez triviale. Pour tenter d’éviter cet enlisement, on peut être attentif à trois écueils. Premièrement, il faudrait ne pas donner une dimension héroïque à la dépersonnalisation. Et cela, même si cette figure a le teint cireux du copiste Bartleby détruisant du bout des lèvres le monde des présupposés par la formule « je préférerais ne pas ». Non pas que le personnage de Melville n’exprime pas d’une manière adéquate ce processus de dissolution par refus du jeu, mais il ne doit pas servir à le nommer et ainsi à lui donner une contenance. Le risque illustré par cet exemple est de croire que la dépersonnalisation peut être liée à un mérite personnel, à une distinction vis-à-vis de la masse des citoyens consommateurs. La dépersonnalisation n’est pas un style, ce n’est pas un projet, ce n’est même pas réellement une décision dans la mesure où, en fait, elle est toujours déjà en action chez chacun de nous. Mais inversement, le deuxième écueil consiste à comprendre la dépersonnalisation comme une simple labilité du caractère. Être incapable d’incarner une singularité, être incapable d’élaborer une pensée cohérente et de s’y tenir, être incapable de se souvenir même des événements récents et, corrélativement, être « incapable de promettre », ce n’est certes pas très subversif puisqu’il s’agit de la condition commune des spectateurs ‑ du spectacle de la réalité ou de la réalité spectaculaire comme on voudra. Cette inconsistance de l’existence ne résiste en rien aux processus industriels de production de la personnalité. Tout au contraire, les morceaux de la panoplie typologique se collent et se décollent aisément sur la masse visqueuse que nos vies sont devenues. C’est qu’on en reste alors à un niveau réactif de la dépersonnalisation, on en reste au niveau nihiliste de la perte, ne croyant plus en rien, on peut bien nous vendre n’importe quoi. On veut encore vêtir notre nudité parce que nous continuons d’en avoir honte. Il suffirait pourtant de tomber un cran plus bas, pour saisir, sous la danse des masques, le point absolument fixe et absolument mobile du néant que nous ne cessons d’expérimenter5. Le dernier écueil de la dépersonnalisation semble ne pas pouvoir être évité. On peut, à juste titre, lui reprocher de provoquer une perte dramatique d’efficacité de toute action politique. Il semble en effet difficile de ne pas croire à la cohérence du soi et, en même temps, de défendre une opinion ou de tenir une position au sens politique du terme. Peut-être alors faudrait-il comprendre l’efficacité de cette dissolution éthique à un autre niveau. Plutôt que d’en chercher les effets sociaux, culturels ou même humains, il faudrait pouvoir en ressentir comme l’action chimique de désagrégation des particules qui nous composent et sur lesquels s’appuient nos relations normalisées. C’est ce que produit un acide, il défait les liaisons moléculaires d’un ensemble cohérent et permet ainsi à ces éléments libérés d’établir d’autres connexions. Mais la métaphore de l’acide est encore trop volontariste, surtout elle est inutile. Pas besoin de chercher un « devenir » acide, avec un peu de temps, l’air et l’eau suffisent amplement à dissoudre n’importe quel organisme. La dépersonnalisation est tout simplement un phénomène inévitable, comme la décomposition des corps, il n’est pas nécessaire de la rechercher mais seulement de se demander à quel point on veut y résister. On peut reconstituer frénétiquement l’organisation qui caractérise notre identité de telle manière qu’on maintienne l’illusion de sa permanence ou, à l’inverse, on peut se laisser emporter par le flux qui nous érode. On peut aussi se laisser légèrement dépasser par les événements, effectuer cette tâche ingrate de consolidation, mais sans zèle, comme paresseusement, en faire le minimum. A chacun de trouver son rythme. « Je leur dirais que nous devrions ramener notre vie à deux dimensions, et larguer une fois pour toutes nos satanés personnalités ! Vivez dans vos corps, leur dirais-je – vivez dans vos corps au maximum et, si vos corps ne vous suffisent pas, vivez dans l’esprit !6 » Pour cela, il faut une « foi ». « Et la foi en quoi, vous voudriez bien le savoir ? La foi en notre pouvoir de nous changer nous-mêmes. D’accord, poursuivrais-je, jusque-là, tout nous est donné. Reste le changement, cet extraordinaire, ce terrible, ce stupéfiant changement7. » Mais c’est un misérable fou qui parle du fond de son asile… De cet endroit, on peut se laisser aller au paradoxe : pour faire la révolution, il faudrait commencer par être capable de laisser exister et c’est précisément ce qu’aucune organisation (biologique, psychologique ou sociale) ne peut permettre ou se permettre. « Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé8. » Tout reste à faire et, en même temps, tout est déjà là.

1 Michel Foucault, « La philosophie analytique de la politique » dans Dits et écrits, tome III, Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, 1994

2 Ainsi du MBTI (Myers-Briggs Type Indicator) selon lequel « Votre type de personnalité est composé de vos penchants naturels pour chacune de ces dimensions psychologiques » : Extraversion/introversion, Sensation/intuition, Pensée/sentiment, Jugement/perception

3 Bentham est d’ailleurs d’une grande clarté sur l’importance politique de la personnalité: « Le législateur a besoin de points d’appui pour prévoir les effets de ses décisions et de ses jugements sur la conduite des uns et des autres. L’idéal serait de pouvoir s’appuyer sur des « circonstances primaires » qui affectent en permanence la façon de sentir et d’anticiper de chaque individu. Mais il est impossible que le législateur connaisse tous les individus de façon singulière. « Heureusement ces dispositions intérieures et cachées ont, si je puis m’exprimer ainsi, des indices extérieures et manifestes. » Le législateur doit donc disposer d’une taxinomie des manières de sentir et d’anticiper afin de distinguer à la façon d’un entomologiste quelques grandes classes de sujets fondées sur des différences « ostensives ». « On ne gouverne que par classe ». Citations de Bentham par Christian Laval, Jeremy Bentham, les artifices du capitalisme, PUF, Philosophies, 2003

4 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Comment se faire un corps sans organes ? », Mille Plateaux, Les éditions de Minuit, Collection « Critique », p. 199

5 « Le Bloom est le Néant masqué. », Tiqqun, Théorie du Bloom, La fabrique éditions, 2000

6 John Cowper Powys, La fosse aux chiens, éditions du Seuil, 1976, pp. 108-109

7 Ibid. p. 110

8 Gilles Deleuze, Pourparlers, Les éditions de minuit, 1990, p. 239