PCP… comme Postmodernité Critique de la Postmodernité


Ces articles sont issus d’une rencontre avec Alain Damasio organisée par Guillaume Gourgues et Ouassim Hamzaoui le 29 juin 2012 à l’université de Grenoble. Les organisateurs avaient décidé de nous faire réagir sur un abécédaire maison, adapté à nos questions. La journée s’est révélée passionnante (au moins pour nous) et nous pensions en publier le résultat. Cela n’a pas pu se faire, je livre donc ici le résumé de mes interventions sur des sujets aussi divers que la virtualisation, la surveillance, la neutralisation ou la résistance. Dans les textes qui suivent, j’ai conservé autant que possible l’oralité de ces rencontres.

En 1979, dans La condition postmoderne, Lyotard pose un constat assez connu maintenant bien qu’âprement discuté. Il affirme que notre époque articule des formes de savoir et d’action qu’on ne peut pas ramener à un principe fondateur qui pourrait en rendre raison à lui seul. Dit autrement, la configuration du pouvoir et du savoir qui produit la validité et la légitimité des discours et de l’action ne peut plus se référer à une source, à une raison, à un discours unique. Tel que c’était le cas, selon Lyotard, dans la modernité à partir du 18e siècle qui se caractérise par la croyance dans la possibilité d’une légitimation unique, autour des grands récits de l’émancipation du peuple par la démocratie ou de l’expansion des lumières de la vérité grâce à la science. Cette prétention se dégonfle, on n’y croit plus.

Donc, nous avons toujours affaire à des montages particuliers d’une multiplicité de valeurs, de normes, de jeux de langage, de procédures, de technologies, de figures esthétiques etc. Des montages caractérisés par l’hétérogénéité des éléments qui les constituent. En tant que gouvernés, on pourrait dire que toutes les formes de légitimation du savoir et du pouvoir que nous éprouvons reposent sur des agencements de rationalités dont les présupposés sont incommensurables les uns avec les autres. Peut-être que cela a toujours été le cas, la différence aujourd’hui, c’est que nous n’arrivons pas à croire que tout cela peut revenir au même (dans la Nature, en Dieu, dans la loi du Souverain, dans le cours du Progrès…) Ce qui signifie que les critères de validité et de légitimité de ces différentes rationalités ne sont pas compatibles logiquement les uns avec les autres. Même s’ils sont, de fait, articulés et produisent des effets politiques.

Pour être un peu plus précis, cela implique que toute décision de gouvernement, qu’elle soit étatique ou managériale au sens large, va avoir tendance à se justifier, à la fois, par des procédures légales, par des expertises à prétention scientifique, par des exigences de bonne gestion, par des considérations humanistes et/ou morales, par des stratégies d’opinion, par des rapports de force concrets, la liste est ouverte par définition.

Nous sommes donc gouvernés, dans toutes les institutions qui reproduisent l’ordre social, selon des agencements éclectiques de rationalités, dont la validité et la légitimité sont indécidables parce qu’elles se produisent comme des illusions d’optique dans les interstices et les va-et-vient entre ces différentes rationalités paradoxalement articulées les unes avec les autres.

Mais ces illusions se concrétisent malgré tout dans des effets de pouvoir d’autant plus écrasants que, justement, on ne peut jamais en situer la source légitime. Il est impossible de critiquer de manière positive la manière dont on est gouverné parce qu’elle saute d’un registre de discours à l’autre, qu’elle superpose des règles de validité incommensurables, qu’elles impliquent des finalités divergentes, etc.

Prenons un exemple pour rendre ça un peu plus concret : le jeu de l’expertise psychiatrique dans la justice pénale est tout à fait éclairant. Premièrement, Foucault montre que l’expertise psychiatrique pénale est nécessairement en déficit épistémologique vis-à-vis de la psychiatrie générale, parce qu’on lui pose une question qui n’a aucun sens pour son système de validité. Par exemple en lui demandant si tel individu est « dangereux », alors que la dangerosité n’est pas une catégorie psychiatrique. Donc, le juge pose au psychiatre une question à laquelle il ne peut pas répondre, mais il y répond quand même. Pourquoi ? Foucault montre que le jeu judiciaire de la psychiatrie répond depuis le 19e siècle à un désir de légitimation de la discipline. N’arrivant pas à s’aligner sur les critères épistémologiques des sciences « dures », en particulier de la biologie et de la médecine, elle cherche à se consolider du côté d’une utilité administrative en éclairant la décision de justice. Donc, première torsion postmoderne, la « science » se légitime par son action « politique » et sociale.

Mais, deuxièmement, le juge reçoit cette réponse du psychiatre d’une manière ambiguë. D’un côté, il ne sait finalement pas trop quoi en faire parce que la dangerosité n’est pas non plus une catégorie juridique (du moins en dehors des « nouvelles mesures de sûreté ») mais, de l’autre côté, il en a besoin. Pourquoi ? Parce que lui aussi est en déficit de légitimité. Il ne peut plus s’autoriser simplement de l’application de la loi, du code pénal, il doit de plus en plus « personnaliser » le procès pénal, en particulier selon une logique de traitement de la dangerosité, puis de prévention des risques. Il doit adapter la peine aux circonstances et aux particularités individuelles, donc il fait appel à une expertise extérieure en termes de « personnalité ». C’est grandiose. Le pouvoir judiciaire en déficit de légitimité pour exercer son droit de punir, se relégitime par une science qui est elle-même en déficit de légitimité scientifique et qui se relégitime par son action judiciaire.

Plus récemment, cette situation, déjà paradoxale, s’est encore complexifiée par l’ajout d’une troisième rationalité de gestion des risques statistiques de passage à l’acte. Ainsi, au milieu des années 2000, plusieurs rapports parlementaires alertent sur la nécessité d’améliorer « la prise en charge des personnes dangereuses », en particulier à travers l’évaluation de la dangerosité des détenus en voie de libération1. Mais ils constatent en même temps la faiblesse des méthodes d’évaluation de cette dangerosité en France, en particulier du fait des nombreuses critiques contre la validité des expertises psychiatriques basées sur un modèle clinique, intersubjectif. C’est pourquoi ils préconisent l’importation de méthodes dites « actuarielles », en particulier anglo-saxonnes, qui prétendent permettre un calcul de probabilité du passage à l’acte futur. Ce sont des méthodes statistiques de mesure du risque qui viennent des assurances et de l’épidémiologie médicale. À partir d’un groupe de population relativement homogène, il s’agit de repérer certains indices et de faire une corrélation entre la présence de ces indices et la fréquence d’un ou plusieurs événements, en l’occurrence la récidive pénale. Au Canada, par exemple, il y a une évaluation quasi-systématique du risque de passage à l’acte futur des personnes condamnées. Des agents pénitentiaires posent des questions standardisées, cochent des cases sur une grille d’évaluation, chaque item est pondéré statistiquement en fonction du risque de récidive, il en sort un score global de risque qui oriente la personne vers un établissement pénitentiaire plus ou moins sécurisé, lui octroie, ou pas, une libération conditionnelle, le branche sur des programmes de traitement, eux-mêmes évalués statistiquement, pour travailler sur ces facteurs criminogènes en vue de faire baisser le risque.

Mais le plus intéressant, est que ces rapports constatent aussi la fragilité de ces techniques statistiques. D’abord en termes de validité, les cohortes sur lesquelles sont basées ces grilles d’évaluation sont beaucoup plus petites que celles que l’on retrouve en médecine ou dans les assurances, quelques centaines au lieu de plusieurs milliers. On peut donc légitimement s’interroger sur leur pouvoir prédictif. De plus, on ne peut pas prévoir le comportement futur d’un individu à partir de facteurs statistiques qui ne peuvent donner des indications que sur le comportement du groupe de population auquel appartient l’individu. Enfin, ces grilles n’expliquent pas pourquoi tel critère, le chômage par exemple, est associé à la récidive, elles ne peuvent que le constater. Elles n’ont rien à voir avec des théories causales qui cherchent à expliquer comment et pourquoi tel ou tel facteur doit être considéré comme la cause d’un effet qui est la récidive. Dès lors, on peut s’interroger sur leur utilité pour proposer des traitement censés agir sur ces causes pour baisser le risque de récidive. Surtout, il se construit alors un cercle vicieux de légitimation puisque les critères mesurés statistiquement vont être choisis, souvent d’une manière implicite, selon des théories causales préexistantes. C’est parce que certaines théories ont expliqué le rapport entre telle cause et tel effet que l’on va chercher à en mesurer la fréquence statistique pour « prouver » la théorie. Et, inversement, les théories causales et les traitements vont s’inspirer d’une manière largement implicite des facteurs surreprésentés dans les études statistiques. C’est une monstruosité logique (et donc aussi éthique et politique puisqu’il s’agit d’un pouvoir coercitif). Il n’est pas possible d’articuler ces deux aspects en même temps et sans problème, parce qu’il s’agit de deux types de connaissances qui ne sont pas sur le même plan (individuel ou social), qui ne parlent pas de la même chose (causes ou corrélations), qui ne peuvent donc pas se confirmer l’un l’autre. La mesure statistique n’a tout simplement rien à voir avec l’explication causale.

Alors comment ces rapports prétendent-ils faire fonctionner un pouvoir coercitif basé sur deux évaluations de dangerosité, tout en reconnaissant leur faiblesse ? Réponse : par un tour de passe-passe typiquement postmoderne, en faisant comme si des légitimations hétérogènes pouvaient se cumuler. Finalement, c’est pas grave. On a une méthode faible, l’expertise clinique, et une méthode qui pose problème, l’évaluation statistique, on n’a qu’à faire les deux, comme ça elles vont se renforcer l’une l’autre… Deux faiblesses non complémentaires qui font une force…

Mais, ce qui est important, c’est que cet éclectisme postmoderne reproduit de manière spécifique un redoutable arbitraire du pouvoir, en tant qu’il devient toujours discutable, puisqu’il ne peut jamais livrer ses critères de validité, éclatés entre ses différentes rationalités, mais qu’il est en même temps impossible à discuter, puisque vous ne savez pas de quel langage, de quels objets, de quelles finalités, il s’agit à chaque fois. Vous n’avez pas de langage structuré pour mettre en question votre situation. La domination postmoderne, c’est un pouvoir toujours en déficit de légitimité, mais toujours capable de se justifier partiellement sous tous les modes possibles… C’est ce que Foucault nomme le « grotesque » du pouvoir ; « le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver. » Or, dans le fait que les institutions montrent « explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il ne s’agit pas, je crois, d’en limiter les effets et de découronner magiquement celui auquel on donne la couronne. Il me semble qu’il s’agit, au contraire, de manifester de manière éclatante l’incontournabilité, l’inévitabilité du pouvoir2. » Nous laissant sans voix, groggy, neutralisés.

Pour finir, je pense qu’il y a deux réactions majoritaires à ce montage postmoderne des formes de légitimation. Une première réaction consiste à se vautrer dans l’éclectisme néolibéral, où on peut faire feu de tout bois. Pour les États, les institutions, les entreprises, les individus, tout est bon, pourvu que ça marche, même si personne ne sait et ne peut dire ce que cela signifie, que ça marche. C’est le règne du « en même temps ». Vous pouvez faire la liste : realpolitik, pseudo-pragmatisme, opportunisme, mais aussi pluridisciplinarité, prise en charge globale… On peut aussi penser à l’immense brassage éclectique des médias industriels de la « société du spectacle » qui parlent aux spectateurs « comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et [qui] veulent bien le croire. » « Mais surtout [qui] les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain3»

Deuxième possibilité, le refus réactionnaire du jeu postmoderne dont le fantasme est le rétablissement du Un, quelle qu’en soit la forme (Dieu, Roi, Nature, Vérité, ou pourquoi pas la « France éternelle » pendant qu’on y est). Le rêve éveillé qu’une forme de rationalité revienne prendre la place du « papa » déchu, pour nous dire enfin le sens unique de notre situation. Pensée théologique, anti-libertaire, qui rappelle assez bien la critique platonicienne de la démocratie comme tissu bigarré d’étoffes mal ajustées.

Autre possibilité, nécessairement minoritaire, ne pas revenir à la pensée théologique d’une transcendance unique, ni se vautrer dans le jeu néolibéral qui peut tout agencer et tout digérer, mais repérer les effets de domination spécifiques de ce fonctionnement postmoderne du savoir et du pouvoir afin de ménager des lignes de fuite ou, du moins, des manières d’être moins gouvernés, ou autrement, ou pas par ceux là, pour reprendre la formule de Foucault. De ce point de vue, la manière dont on parle de Foucault, Deleuze, Lyotard et d’autres comme penseurs postmodernes est très ambiguë. En général, c’est plutôt une sorte d’insulte ou de reproche. Ça revient souvent à les accuser de relativistes, de fossoyeurs de la vérité, du sens, du bien… Alors, en effet, ils sont bien des penseurs postmodernes au sens très simple que, dans le sillage de Nietzsche, ils prennent acte de « la mort de dieu », de l’absence d’une transcendante centrale à laquelle référer nos existences, donc la nécessité de se contenter d’une condition multiple, dispersée, hétérogène, sans centre. Mais on occulte souvent que ce sont des pensées postmodernes critiques de cette postmodernité. Et ce n’est pas du tout un cercle stérile. Ils prennent acte d’une situation postmoderne qui implique des formes nouvelles d’émancipation (de la transcendance surtout) mais aussi des formes nouvelles de domination. D’où une tâche critique, rationnelle et positive, et pas irrationnelle et nihiliste : définir les limites de validité et de légitimité de ces rationalités, repérer les louches collusions entre science et technique, politique et morale, droit, force, vérité, faits. Identifier – et là le travail romanesque d’Alain est essentiel – au sens de ressentir et de faire ressentir, les effets de pouvoir spécifiques de ces assemblages. Faire ressentir par la fiction et l’affect cette économie du désir, comment elle nous emprisonne tout en traçant toujours d’autres manières de désirer. Tâche critique nécessaire pour pouvoir imaginer d’autres agencements, d’autres institutions, dans lesquels nous pourrions élaborer collectivement comment ces rationalités multiples et hétérogènes, nécessaires à notre pluralisme, peuvent s’articuler d’une manière rationnelle, nécessaire à notre dignité.

1Je pense en particulier ici au Rapport de Monsieur Jean-Paul Garraud, Député de la Gironde, sur la dangerosité et la prise en charge des individus dangereux, Ministère de la Justice, Ministère de la santé et des solidarités, octobre 2006

2Michel Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, p. 12 et 13.

3Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, Gallimard, Nrf, 1999, p. 16.

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A propos de Razac

Après des études de philosophie à l'Université Paris 8 dans les années 90 et une période de production d'essais de philosophie politique sur des objets contemporains (le barbelé et la délimitation de l'espace, le zoo et le spectacle de la réalité, la médecine et la "grande santé"). J'ai travaillé pendant huit ans comme enseignant-chercheur au sein de l'Administration Pénitentiaire. C'est dans cette institution disciplinaire que j'ai compris ce que pouvait signifier pour moi la pratique de la philosophie, c'est-à-dire une critique des rationalités de gouvernement à partir des pratiques et dans une perspective résolument anti-autoritaire. Depuis 2014, j'ai intégré l'université de Grenoble comme maître de conférences en philosophie. Je travaille sur la question de l'autorité politique, sur les notions de société du spectacle et de société du contrôle. J'essaie également de porter, avec les étudiants, des projets de philosophie appliquée déconstruisant les pratiques de pouvoir. Enfin, nous tentons de faire vivre un réseau de "philosophie plébéienne", anti-patricienne donc, mais aussi en recherche de relations avec tous nos camarades artisans de la critique sociale.

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